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Phénomène

La Pokémania, c’est encore de la balle

Vingt-cinq ans après la sortie du premier jeu Pokémon au Japon, la franchise affiche une santé de fer. Certaines cartes à l'effigie de ses héros s’envolent aujourd'hui aux enchères. Retour sur un succès garni de produits dérivés.
Evénement Pokemon Go Park à Yokohama, au Japon, le 9 août 2017. (Photo Kim Kyung Hoon. Reuters )
publié le 31 janvier 2021 à 16h57

Cent trois cartes, ont été adjugées vendues à plus de 680 000 dollars (565 000 euros) ce 31 janvier par la maison Goldin Auctions. Des cartes Pokémon, ces «monstres qui tiennent dans la poche», déclinaisons du jeu vidéo sorti au Japon en 1996, dans lequel le joueur se met dans la peau d’un dresseur parcourant le monde pour attraper différents spécimens et déjouer le complot de bandits. Vingt-cinq ans plus tard, Pokémon, c’est 33 jeux vidéo, 23 dessins animés en plus d’une série télévisée de plus de 1 000 épisodes, bientôt 1 000 bestioles à attraper, un championnat du monde et des goodies qui vont du jouet au maquillage Shu Uemura (marque L’Oréal) en passant par le masque anti-Covid à l’effigie de son compagnon préféré…

Les cartes de collection s’arrachent, elles, à des prix stratosphériques. En décembre dernier, une carte du dragon Dracaufeu a atteint 369 000 dollars (305 000 euros), le 14 janvier, la tortue Tortank s’est envolée à 360 000 dollars (296 000 euros). Et la fièvre n’est pas près de retomber en cette année anniversaire, où la franchise se paie Katy Perry, entre autres têtes d’affiche, qui participera à un programme musical tout au long de l’année.

Décollage

Ça commençait pourtant mal. En février 1996, le studio Game Freak sort le jeu au Japon avec quatre ans de retard, sur la Game Boy, vieille de sept ans. Les ventes ne sont pas folichonnes : moins de 10 000 achats la deuxième semaine. L'équipe marketing vient à la rescousse, elle publie un manga – le premier d'une longue série qui dépasse maintenant les 150 millions d'exemplaires – dans le magazine jeunesse japonais CoroCoro Comic et fait circuler la rumeur qu'il existe dans le jeu un animal caché, Mew (151e de la liste), que l'on attrape seulement en exploitant un bug ou en participant à un tirage au sort de Nintendo. Titillés, les joueurs se précipitent. Et Pokémon décolle. A la fin de l'année, plus d'un million de jeux sont vendus.

Dès la conception du projet, le publicitaire et producteur TV Tsunekazu Ishihara a flairé le potentiel des cartes à collectionner, qui conquièrent les cours de récré en octobre 1996, huit mois après la sortie du jeu vidéo original. Elles constituent un jeu de tactique en soi et sont adaptées dans un autre jeu vidéo, Pokémon Trading Card Game. «Dès l'origine, le projet marketing de la marque était exceptionnel car c'est la première fois que la stratégie transmédia est si efficace, analyse Loup Lassinat-Foubert, coauteur de Générations Pokémon. D'habitude, on lance les dérivés marketing une fois que le succès est installé.»

Bad buzz

Ce qui propulse la franchise à travers la planète, ce sont les films et la série animée diffusée à la télé. Leur aura à l'international part pourtant d'un bad buzz : en décembre 1997, une scène de la série animée, jouant un peu trop sur les flashs, provoque 600 hospitalisations et quelques crises d'épilepsie dans l'archipel. Les médias étrangers relaient l'affaire. Nintendo fait des excuses officielles, mais des manifestations de fans ont lieu pour que la série continue. Elle sera finalement diffusée dans plus de 70 pays, d'abord aux Etats-Unis à l'automne 1998. En France, c'est un carton. «Diffusée [trois fois par semaine] à partir du 3 janvier 2000 sur TF1, elle atteindra jusqu'à 70% des parts de marché sur les moins de 15 ans la première année. Du jamais vu», écrivent les auteurs de Générations Pokémon.

«Pokémon est une série très internationale car les créatures sont inspirées de légendes chinoises ou scandinaves par exemple. Certains jeux ont pris comme décor New York ou Paris», note Loup Lassinat-Foubert. Il a fallu procéder à des adaptations : les noms des animaux sont traduits pour coller à chaque langue. «Au début, les Japonais ne voulaient pas, mais les traducteurs ont expliqué que c'était nécessaire pour que les joueurs nouent un lien avec la créature.» Aux Etats-Unis, l'univers est jugé trop kawaï (mignon). Il est alors envisagé de transformer Pikachu, la grosse souris jaune toute mimi et l'une des stars du jeu, en gros chat agressif. Pas touche au graphisme, s'insurge l'équipe japonaise, mais OK pour remplacer dans le dessin animé, les onigiri (boulettes de riz nippones) en hamburger. Et le jour de l'arrivée de Pokémon aux Etats-Unis en 1998, Nintendo sort les dollars : show aérien de parachutistes et de peluches tombant du ciel de Topeka (Kansas), Pikachu mis à l'honneur dans les fast-foods KFC. «Ce ne sont pas moins de 1 000 produits dérivés différents qui voient le jour en 1999», dénombrent Alvin Haddadène et Loup Lassinat-Foubert. En 2016, pour les 20 ans de la saga, The Pokémon Company débourse 20 millions de dollars pour diffuser un spot publicitaire lors du Super Bowl, l'événement télévisuel le plus suivi aux Etats-Unis.

Un réseau social

Une autre trouvaille : sortir deux jeux complémentaires au même moment (Pokémon Or et Argent, Rubis et Saphir). Pour avoir l'ensemble des Pokémon, deux joueurs de chaque version doivent donc s'en échanger. Pokémon fonctionne comme un réseau social, et s'appuie sur le côté mobile de la Game Boy que les écoliers dégainent partout. La série animée cible les plus jeunes, mais les scénarios abordent aussi la question de l'esclavage, de l'environnement ou la manipulation génétique. Afin de faire vibrer la fibre nostalgique des grands enfants, des remakes améliorés des anciennes versions sortent régulièrement. Pas révolutionnaires, mais toujours populaires : sur la console 3DS, les remake Pokémon Rubis Oméga et Pokémon Saphir Alpha, sortis en 2014, se sont écoulés à plus de 14 millions d'exemplaires. Mais le jeu qui atteste le mieux de la longévité et de la popularité de la recette «collection, rareté, échange» arrive en 2016 avec Pokémon Go. Le terrain est celui du monde réel, les bêtes apparaissent en réalité augmentée sur le smartphone. Certaines ne peuvent être attrapées qu'en groupe à des endroits précis et quelques jours par mois, suivant un calendrier très attendu par les fans dont l'assiduité est récompensée.

Un mois après sa sortie, l'appli gratuite battait tous les records pour un jeu sur mobile avec 130 millions de téléchargements et 206,5 millions de dollars (170,5 millions d'euros) de revenus générés. La franchise a noué des partenariats avec McDonald's ou Starbucks pour attirer des explorateurs dans leurs restaurants. Pokémon Go a enregistré ses meilleures recettes en 2020. «Les médias en parlent moins, mais la communauté est encore vive. Les joueurs se sont constitués en équipe, sont plus structurés et donc moins visibles», précise Loup Lassinat-Foubert, qui pointe un autre booster dans l'histoire de la franchise : la sortie en 2019 du film Détective Pikachu, qui attire plus d'un million et demi de Français en salle, et relance le business des cartes.

Chaque joueur puise dans le jeu ce qui l'intéresse. Arnaud, 23 ans, a commencé par collectionner les cartes à l'école primaire, puis a aimé l'aspect «aventure» du jeu vidéo. «Aujourd'hui, je m'intéresse uniquement au combat et au calcul des meilleures synergies au sein de mon équipe», expose l'étudiant en civilisations anglophones. Emilien, 24 ans, jouait lui à la Game Boy au début du XXIe siècle et s'y est remis en 2019, lors d'un périple en Bolivie avec un ami. «On cherchait un jeu qui dure le temps du voyage. Il nous rappelait aussi notre enfance. A l'étranger, c'est rassurant.» Julien, 31 ans, a fini par lâcher les aventures devenues «immatures», jusqu'à l'arrivée de Pokémon Go qui lui a permis de créer son propre scénario. Il s'est par exemple interdit d'attraper la fée Celebi ailleurs que dans la forêt de Paimpont, mythique forêt de Brocéliande en Bretagne.

Parmi les autres jeux vidéo dérivés, on citera les puzzles, les flippers, des safaris-photos (Pokémon Snap, où le but est de prendre en photo des Pokémon sauvages). Des applis initient aussi à la dactylographie, au dessin ou pour les plus jeunes au brossage des dents. Même la police de Singapour a adopté Pikachu pour ses campagnes de prévention. En 2020, la franchise, souvent accusée d'entretenir l'addiction de ses fans, avait prévu de sortir Pokémon Go Sleep qui analyse le sommeil des joueurs et récompense ceux qui dorment suffisamment. Elle n'est finalement pas allée au bout de ce projet-là. «A part le jeu de course Pokémon Dash qui ne s'est pas très bien vendu, peu de concepts sont tombés à l'eau, observe Loup Lassinat-Foubert. Avec tous ses produits, Pokémon s'assure aujourd'hui une couverture globale.» Sauf en Chine, où le géant de l'internet Tencent a sorti en 2019, Let's Hunt Monsters, un jeu bien proche de Pokémon Go qui, lui, reste encore indisponible sur le sol chinois. On ne peut pas tout avoir.

(1) Générations Pokémon, 20 ans d'évolutions d'Alvin Haddadène et Loup Lassinat-Foubert. Third Editions.