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par Frédéric Béziaud
publié le 31 mai 2021 à 18h10

De prime abord, la Bergère rentrant des moutons peinte par Camille Pissarro en 1887 n’est qu’un tableau parmi d’autres exposés dans la galerie impressionniste du musée d’Orsay, à Paris. Mais derrière son allure champêtre, elle est au cœur d’une bataille juridique aux rebondissements parfois peu urbains. Elle oppose le musée de l’université de l’Oklahoma et Léone Meyer, la propriétaire de l’œuvre. Il faut plonger dans les eaux troubles de l’histoire pour en comprendre le principal ressort : les spoliations des biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le conflit a éclaté depuis deux mois quand naît Léone, le 8 novembre 1939, de père inconnu. De confession juive, sa mère, son frère et sa grand-mère sont déportés à Auschwitz. Ils n’en reviendront pas. La jeune enfant est placée dans un orphelinat juif. A ses 7 ans, elle est adoptée par Raoul et Yvonne Meyer, la fille du fondateur des Galeries Lafayette. Tous les deux sont de grands amateurs d’art et collectionnent les toiles, notamment impressionnistes. Mais Léone Meyer doit attendre 2016 pour voir de ses propres yeux l’œuvre de Pissarro pour la première fois.

Tractations

En effet, la peinture a disparu en 1941, date à laquelle les nazis pillent le Crédit foncier de France de Mont-de-Marsan, dans les Landes, où les Meyer avaient abrité leur collection. A l’après-guerre, elle est absente des biens rapportés d’Allemagne par les Alliés. La Bergère est donc inscrite sur le répertoire des biens spoliés en France en 1947. Et quand, en 1950, la famille Meyer repère la toile en Suisse, l’espoir de la récupérer est vite douché : les juges helvètes déboutent le dirigeant des Galeries Lafayette au motif que la spoliation serait prescrite après cinq ans. Le tableau de Pissarro tombe alors dans les mains d’un galeriste new-yorkais, David Findlay, qui le vend en 1957 à des collectionneurs juifs, Aaron et Clara Weitzenhoffer. Il reste en leur possession jusqu’à ce qu’Aaron Weitzenhoffer décide de faire don de 33 tableaux impressionnistes (Monet, Renoir…) au musée Fred Jones Jr de l’université de l’Oklahoma, en 2000. Raoul et Yvonne Meyer décèdent respectivement en 1970 et 1971 sans jamais revoir leur bien.

Pourtant, «toute sa vie, mon père a cherché à récupérer ce tableau», confie Mme Meyer à Libération. Elle reprendra le flambeau de cette quête en 1996, après avoir lu le Musée disparu, d’Hector Feliciano, qui traite des vols d’œuvres d’art par les nazis. Son fils, David, s’active lui aussi. En 2000, sur Internet, il localise la toile aux Etats-Unis. Mais le musée Fred Jones Jr refuse de négocier son retour en France. L’héritière intente donc une action en restitution devant la justice américaine en 2013. A l’issue de trois années de tractations, Mme Meyer finit par signer un accord avec l’université de l’Oklahoma sous l’égide du Congrès juif mondial. Léone Meyer est reconnue propriétaire du tableau, mais à deux conditions : d’une part, elle doit exposer le tableau en public - «ce qui était d’emblée mon intention», précise-t-elle ; de l’autre, elle doit accepter une rotation perpétuelle de la toile : à partir de juillet 2021, la toile doit être exposée par phases de trois ans, en Oklahoma, puis en France et ainsi de suite.

Imbroglio

Conformément à l’accord, Mme Meyer confie alors l’œuvre au musée d’Orsay. «C’est là, d’ailleurs, que je l’ai vue pour la première fois, en 2016. J’en avais les larmes aux yeux», se souvient-elle. Les visiteurs peuvent la voir depuis 2017 dans la galerie impressionniste. Sauf que les conditions «perpétuelles» imposées par l’accord de 2016 mettent le musée d’Orsay dans l’embarras, explique une source interne : elles sont notamment causes de «difficultés» tant sur le plan de la conservation de l’œuvre, que sur celui des finances publiques (le coût du transport de l’œuvre régulier entre Paris et l’université de l’Oklahoma). «Si aucun accord n’est trouvé, le tableau pourrait devenir possession du département d’Etat américain», explique maître Ron Soffer, l’avocat de Léone Meyer.

C’est un coup dur pour l’octogénaire. A ses yeux, «le passé et l’avenir de ce tableau doivent enfin se rejoindre. Il a été réalisé en France, y a été acheté, a disparu… Il doit y revenir !» Une option que l’université de l’Oklahoma refuse d’envisager. Alors que le 15 décembre, le tribunal de Paris jouait l’apaisement et avait ordonné une médiation entre les deux parties pour trouver une issue à cet imbroglio, l’université a demandé au tribunal de l’Etat d’ordonner des sanctions contre Mme Meyer pour désobéissance d’un jugement américain. La Bergère est en pleine tempête. Calmement, Léone Meyer précise : «L’histoire de ce tableau se mélange à celle du pays et d’une période. Il est le symbole de tous ces morts jamais revenus. J’aimerais que le tableau, lui, revienne.»