Il est de retour. Réfugié sous une nouvelle identité aux Etats-Unis depuis 2015 et ses révélations fracassantes sur le dopage d'Etat en Russie, Grigory Rodchenkov, ancien directeur du laboratoire antidopage de Moscou, fait de nouvelles révélations dans son autobiographie publiée ce jeudi. Le livre était programmé pour sortir pendant les JO de Tokyo, reportés d'un an en raison du Covid, ce qui aurait amplifié son retentissement. Il devrait quand même faire du bruit. Dans The Rodchenkov Affair : How I Brought Down Putin's Secret Doping Empire («l'affaire Rodchenkov : comment j'ai fait tomber l'empire du dopage secret de Poutine»), il dévoile quelques informations croquignolesques.
«Urines». Outre son passé d'étudiant sportif, coureur de demi-fond pas promis à un grand avenir malgré son dopage aux stéroïdes, «ce qui était courant à l'époque en URSS», Rodchenkov dévoile avec précision les rouages de l'organisation mise en place par son pays pour duper l'Agence mondiale antidopage (AMA).
«Lorsque j'ai été nommé directeur du laboratoire antidopage de Moscou en 2005, mon boulot était d'assurer que les athlètes russes participant à des compétitions internationales ne soient jamais pris. Nous n'avions aucune limite. Les échantillons d'urines imprégnés de produits dopants sortaient négatifs de mon laboratoire. Durant mes dix ans comme directeur à couvrir cinq JO d'hiver et d'été, aucun athlète n'a été testé positif en compétition», écrit-il dans son livre, dont des extraits ont été publiés par l'hebdomadaire anglais The Mail on Sunday.
Selon le lanceur d'alerte, l'étendue du dopage soviétique, puis russe, était telle que, dans certains camps d'entraînement, «trouver de l'urine propre pour remplacer secrètement les échantillons vérolés était un problème étant donné le nombre d'athlètes dopés». Si Rodchenkov détaille, en les ripolinant d'anecdotes, des faits déjà établis par des enquêtes journalistiques ou dans le documentaire qui lui a été consacré en 2017, il lâche deux bombinettes qui éclairent l'histoire du sport, quand les pays de l'Est et de l'Ouest poursuivaient leur guerre froide dans les stades.
Parmi les révélations, une explication inédite du boycott par l'URSS et ses pays satellites des JO d'été de Los Angeles en 1984. Officiellement, il était une réponse à celui initié par les Etats-Unis, aux Jeux de 1980 à Moscou, pour protester contre l'invasion soviétique de l'Afghanistan. Officieusement, c'est un peu plus compliqué, révèle Rodchenkov : «Les Soviétiques comptaient cacher un laboratoire de contrôle du dopage à bord d'un navire dans le port de Los Angeles pendant les Jeux, après que Manfred Donike [responsable antidopage du CIO, ndlr] et Don Catlin, du laboratoire olympique d'analyses de l'université de Los Angeles, avaient annoncé qu'ils seraient capables de détecter tous les stéroïdes - y compris le stanozolol et la testostérone - aux Jeux, écrit-il. Tester les athlètes avant leur départ de Moscou ne suffisait pas - les tsars du sport soviétique devaient avoir leur propre laboratoire sur place afin de s'assurer qu'aucun athlète sale ne se rendrait sur les lignes de départ [au risque d'être attrapé]. Lorsque Los Angeles n'a pas permis à notre navire d'entrer dans le port, ça a été la goutte d'eau. Le Politburo a tout laissé tomber et boycotté entièrement les Jeux olympiques.»
En revanche, un laboratoire «top secret et hermétiquement scellé» aurait bien été mis en place durant les Jeux de Séoul, en 1988, poursuit Rodchenkov : «Semenov [son supérieur] m'a chargé de cacher nos instruments de laboratoire à bord du luxueux paquebot Mikhaïl-Sholokhov, d'après un célèbre écrivain soviétique Prix Nobel en 1965.»
Sanctions. Autre révélation : avant la déflagration provoquée par la perte de son titre de champion olympique du 100 mètres aux JO de Séoul à la suite d'un contrôle positif, le sprinteur canadien Ben Johnson avait déjà été attrapé par la patrouille. C'était deux ans plus tôt à Moscou, lors des Goodwill Games (une rencontre sportive internationale en marge des JO créée par le magnat de la télévision américaine Ted Turner en réaction aux boycotts de 1980 et 1984). «Le contrôle antidopage aux Goodwill Games s'est avéré être une formalité, raconte Rodchenkov. Notre laboratoire a découvert quatorze résultats positifs, mais les apparatchiks du Goskomsport [le ministère soviétique des Sports] ont choisi de ne pas les signaler - personne ne voulait entacher les "Jeux alternatifs" de Turner. Ben Johnson a battu Carl Lewis, mais a ensuite été testé positif au stanozolol [le même produit qui provoquera sa chute à Séoul]. J'ai fait son analyse. Le résultat n'a jamais été rapporté.»
Craignant pour sa vie suite aux morts soudaines de Nikita Kamaïev et de Viatcheslav Sinev, qui lui ont succédé à la tête de l’agence russe antidopage Rusada, après ses révélations, Grigory Rodchenkov s’est installé aux Etats-Unis, où il bénéficie du programme de protection des témoins.
L’hiver dernier, l’Agence mondiale antidopage a suspendu pour quatre ans la Russie de toute compétition internationale, dont les Jeux olympiques de Tokyo (1), repoussés à 2021. Seuls dix athlètes pouvant prouver qu’ils ne faisaient pas partie du système de dopage étatique devaient y participer sous bannière neutre. Mais cette réintégration est menacée en raison du non-paiement avant juillet de la Fédération russe d’athlétisme de l’amende de 5 millions de dollars (4,2 millions d’euros) imposée par la Fédération internationale.
Dans une interview accordée à la BBC lundi, Grigory Rodchenkov, visage couvert, s'oppose à la réintroduction d'athlètes russes aux prochains JO, estimant que la Russie n'a pas mis un terme à son dopage quasi systématique malgré les sanctions : «Les responsables suspendus en décembre pour avoir falsifié des résultats de contrôles antidopage fournis à l'AMA sont les mêmes qui, pendant les Jeux d'hiver de Sotchi [en 2014], échangeaient des échantillons d'urine . Cela montre que le pays n'apprend absolument rien.»
(1) Moscou nie en bloc ces allégations et affirme que la suspension de quatre ans a été motivée par des considérations politiques. La Russie a fait appel de la suspension devant le Tribunal arbitral du sport et sera entendue en novembre.