Il faut s'armer de patience comme à la sortie d'un stade, arpenter les quais et bassins dans une foule invraisemblable pour enfin les apercevoir au milieu d'une forêt de mâts bariolés. Le «cigare bleu» Kriter V, sur lequel Michel Malinovsky a fini deuxième de la première Route du rhum il y a quarante ans attend sagement, comme les 123 concurrents d'entrer dans le sas, ces écluses libératrices vers le large. A 69 ans, le Malouin Bob Escoffier, «parrain» local, a décidé d'armer ce quadragénaire légendaire construit en contreplaqué. Il rêve d'une revanche face aux sisterships d'Olympus Photo du Canadien Mike Birch, qui l'a emporté en 1978 pour quatre-vingt-dix-huit secondes… Ils sont trois trimarans de 12 mètres, tous jaunes et sublimement restaurés, dont Happy, mené par Loïck Peyron. Vainqueur de la dernière édition sur le maxi Banque populaire VII il y a quatre ans en sept jours et quinze heures, le Baulois dispute cette fois la Route du rhum à l'ancienne, sans instruments modernes et donc au sextant pour sa huitième participation. Ayant dégoté cette «libellule» sur Internet, il va effectuer sa 52e traversée de l'Atlantique. Pour l'édition du quarantième anniversaire de la course, six multicoques géants vont vampiriser l'attention. «Ces bateaux sont terriblement stressants, et bien plus stables à l'envers qu'à l'endroit, dit en rigolant Peyron. Aujourd'hui, les voiliers vont trois à quatre fois plus vite qu'en 1978 !»
«On serre les fesses»
D’anciens héros déambulent incognito au milieu de la foule ou traînent le soir dans la cité intra-muros cernée de remparts. Manquent deux ex-vainqueurs, Florence Arthaud et Laurent Bourgnon, disparus tragiquement entre-temps.
Peyron ne va pas vivre au même rythme que ses adversaires habituels, menant des trimarans géants «mi-bateau mi-avion». Leurs pilotes ont pour nom François Gabart, Armel Le Cléac’h, Francis Joyon, Thomas Coville ou Sébastien Josse. Tous ont dû s’adapter à l’évolution technologique galopante. Ces engins baptisés judicieusement «Ultime» possèdent des mensurations qui fichent le tournis. La longueur avoisine les 32 mètres, les mâts en mesurent 5 de plus, la voilure atteignant quelque 650 mètres carrés ! Se déplacer sur les filets abrasifs reliant les coques des voiles de près de 150 kilos tient du bagne. Du coup, ces types affûtés comme des décathloniens passent autant de temps en salle de musculation que sur l’eau.
Si la surface totale du bateau dépasse celle de deux terrains de tennis, les marins se contentent d'une niche sommaire de 5 mètres carrés taillée comme un fuselage d'avion, abritant une couchette, un réchaud de montagne, un siège baquet et un ordinateur. Sébastien Josse sur Edmond de Rothschild, l'un des derniers géants mis à l'eau, ne s'en offusque pas : «De toute façon, je ne vais quasiment jamais mettre les pieds dans la cabine, car sur six à sept jours de traversée, tu restes dehors vingt-quatre heures sur vingt-quatre !»
Equipés de gigantesques foils en carbone et de plans porteurs sur les safrans (gouvernails) permettant de sustenter les trois coques pesant plus de 15 tonnes, ces monstres sont désormais conçus pour survoler les vagues à des vitesses «supersoniques» pour un voilier… entre 35 et 45 nœuds (65 à 80 km/h). Sous couvert d'anonymat, l'un des favoris avoue être comme les autres, en mode découverte : «On ne va pas se mentir, on serre les fesses… Quand on vole véritablement, c'est en baie pour les photographes !» Et d'ajouter : «Au large, dans la mer formée, comme l'asservissement des foils est aujourd'hui interdit, les pilotes automatiques ne sont pas capables d'anticiper les réactions imprévisibles du bateau. Alors on fait en sorte de rester quelques dizaines de centimètres au-dessus de l'eau afin d'éviter que le bateau ne prenne tout simplement de l'altitude et devienne incontrôlable. On n'a pas assez de deux mains pour se tenir, et il faut prier pour ne pas avoir de problèmes techniques, ingérables par un homme seul !»
Énormes moustaches
Le décor est planté. Avec leurs routeurs météo, ils ont depuis plusieurs jours le nez dans les cartes de prévision, surveillant avec anxiété une dépression virulente qui rôde à l’ouest de l’Irlande. Tous craignent de prendre ce qu’ils appellent une «cartouche» d’entrée de jeu, donc du mauvais temps.
Le stress est moins palpable sur les vingt monocoques Imoca de 60 pieds (18,28 mètres) conçus pour le Vendée Globe, et dont la moitié est aussi équipée de foils, ces énormes moustaches plantées dans les flancs. Charal, de Jérémie Beyou, a été lancé à la fin de l'été. Les premières navigations ont démontré que la «fusée» ne demandait qu'à décoller. «La vie à bord est pire que sur un Ultime», affirme Sébastien Josse, qui sait de quoi il parle puisqu'il a effectué trois tours du monde en monocoque.
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Mais ça ne semble pas perturber le Gallois Alex Thomson qui, dans son blouson moulant, est follement décontracté. On dirait qu'il part pique-niquer sur l'îlot du Grand Bé, où est enterré Chateaubriand, à deux pas de là. Enfin, nombreux sont ceux se demandant qui pourrait arrêter le phénomène François Gabart sur Macif, invaincu en course depuis six ans. «Je n'aime pas trop le mot talent habituellement, mais ça lui correspond bien», dit de lui Thomas Coville sur Sodebo, un multicoque d'ancienne génération, intrinsèquement moins performant. Gabart, lui, ne fanfaronne pas, cette météo de Toussaint ayant vite fait de tout chambouler.
Amateurs : une course des miracles
Certains persiflent que cette catégorie baptisée «Rhum» est un fourre-tout mêlant des bateaux, des projets et des ambitions complètement disparates, et ce n'est pas faux. Pour cet anniversaire, Christian Guyader, chef d'entreprise finistérien de 58 ans, veut prendre du plaisir sur son catamaran de croisière rapide de 42 pieds baptisé du nom de sa société, Guyader Gastronomie, quand l'Antillais Willy Bissainte (48 ans) rêve de l'emporter sur C'la Guadeloupe pour sa troisième participation. Sidney Gavignet - trois tours du monde en course - s'est vu confier la barre de Café joyeux. Son monocoque de 16 mètres porte le nom de deux cafés à Rennes et Paris, lancés afin de redonner de la dignité à des personnes avec handicap mental ou cognitif, en leur offrant un travail en milieu ordinaire. Nombre des 38 inscrits dans la catégorie «Rhum» profitent du rayonnement de l'épreuve pour véhiculer des messages et soutenir des associations caritatives, à l'image d'Eric Bellion qui, sur sa goélette hollandaise de 21 mètres, Comme un seul homme, prône le droit à la différence. C'est aussi le cas de Fabrice Payen, skippeur professionnel qui a vu sa vie basculer après un accident de moto en Inde. Amputé d'une jambe, il a fondé Team Vent Debout, porte les couleurs de «Premiers de cordée» et part sur un trimaran de 15 mètres avec une prothèse électronique et étanche de haute technologie. Le Malouin de 49 ans, qui a perdu son emploi après cet accident, veut démontrer que l'on peut continuer son métier malgré un handicap…