Depuis près de vingt-ans, une «bande de copains» de sensibilité libertaire et farouchement anti-carcérale, héritiers du Groupe d’information sur les prisons (GIP) et du Comité d’action des prisonniers (CAP) des années 70, publie un journal artisanal fait de témoignages de détenus et de leurs proches, d’histoires de taule et de dénonciation des conditions de détention. «L’Envolée, c’est une remise en cause radicale du traitement de la parole des prisonniers par le reste du monde. C’est prendre le contre-pied soit de l’absence de discours, soit de la censure, expliquait en mai 2020 à Libération, Pierre (qui souhaite rester anonyme), 40 ans, l’un des plus anciens du collectif. Sauf que «pour la première fois depuis très longtemps» le dernier numéro du trimestriel, imprimé à «quelques centaines» d’exemplaires, ne passera pas les murs des prisons. Il a en effet été interdit par l’administration pénitentiaire (AP).
voilà une citation
Dans une note placardée dans tous les établissements et datée du 4 janvier - que Libération a pu consulter - le ministre de la justice par la plume de son directeur de l’AP, Stéphane Bredin, vise «un corpus d’articles regroupés sous l’intitulé «Peine de mort en prison»» qui «allèguent des faits de violences volontaires commis par des personnels de l’administration pénitentiaire dans l’exercice de leur fonction contre des détenus ayant pu entraîner leur mort». Et de considérer que ce numéro - qui a commencé à être distribué en novembre - contient des propos revêtant «un caractère diffamatoire» et qu’il est de «nature à inciter à la violence contre les personnels de direction et de surveillance».
«Censure»
Ce qui fait bondir L’Envolée. «C’est tout simplement de la censure ! Des histoires sur les morts en détention, on en publie dans chaque numéro, pas uniquement dans celui-ci… En prison, il n’y a pas de vidéos, le seul moyen de dénoncer les violences carcérales, c’est la parole», proteste Pierre. «Je n’avais jamais vu une note de retenue administrative à portée générale, renchérit Me Benoît David, spécialiste du contentieux pénitentiaire. Jusqu’à présent, il existait des décisions individuelles mais avec une procédure spécifique qui prévoit notamment une phase de débat contradictoire. Ce qui est très préoccupant, c’est que, la prochaine fois, ça peut être n’importe quel journal parce que la Une déplaît à l’AP».
correction
Ce sont les pages 48 à 56 de ce numéro 52 intitulé «Portez vous bien et tenez-vous mal» qui sont dans le collimateur : soit un dossier qui dénonce, avec virulence, les violences carcérales. «Rendons la parole aux prisonniers et à leurs proches, qui savent bien que c’est la prison, son administration et ses matons qui tuent», est-il écrit. Dans une lettre, un détenu de Lyon-Corbas, remet en cause «la version officielle» du suicide par pendaison d’Idir en septembre 2020 et soutient qu’il serait mort après des violences commises par les surveillants. De même, pour les décès controversés de Jaouad au mitard de Seysses ou encore de Sambaly à Saint-Martin Ré.
«Forcément, c’est sans filtre…», note François Bès, coordinateur du pôle enquête à l’observatoire international des prisons (OIP) qui publie le trimestriel Dedans/Dehors sur le monde carcéral. Si cette revue n’a jamais essuyé semblable interdiction, cela ne signifie pas qu’elle arrive systématiquement à bon port. «Il a pu arriver que, localement, un directeur d’établissement la bloque quand il y a un dossier sur sa prison, poursuit-il. Ou alors, on sait que si le surveillant n’aime pas Dedans/Dehors, la livraison finit à la poubelle…». En novembre, quand les premiers numéros 52 de L’Envolée ont commencé à être acheminés, la CGT pénitentiaire de la prison de Condé-sur-Sarthe, s’est insurgée contre le «parti pris extrême des rédacteurs». Dans un communiqué du 26 novembre, le syndicat dénonçait : «L’Envolée a franchi un nouveau cap inacceptable dans la diffamation et l’incitation à la haine envers l’Administration Pénitentiaire et son personnel». Et de redouter: «Ce déferlement de haine peut conduire certains «illuminés» à s’en prendre physiquement aux agents en service ou non».
Plainte
Selon nos informations, plusieurs protestations de surveillants auprès de l’administration pénitentiaire ont abouti au dépôt d’une plainte le 16 décembre dernier, visant certains passages des pages 48 à 56. «Ce n’est pas une décision prise à la légère, explique-t-on en interne à l’AP. Mais là, ils accusent quand même des surveillants d’exécuter des détenus avec l’approbation de l’administration… C’est susceptible d’entraîner des menaces envers les personnels. Sans compter que c’est anxiogène pour les détenus». Contacté par Libération, le parquet de Paris précise qu’une enquête préliminaire a été ouverte le 5 janvier pour «diffamation publique envers une administration» et «injure publique envers une administration». Les investigations ont été confiées à la brigade de répression de la délinquance contre la personne.
«Tant que les détenus dénoncent des conditions de détentions indignes, ça va puisque tout le monde est d’accord là-dessus, s’agace Pierre. Mais quand on dit que c’est la grande Muette, qu’il y a un Etat dans l’Etat, ça devient diffamant. Or c’est central pour nous de porter la parole des prisonniers sur les violences carcérales, surtout dans la période actuelle de dénonciation des violences policières». Le dernier face-à-face dans un prétoire entre l’AP et L’Envolée remonte à près de quinze ans, après la publication, en 2005, des témoignages de quatre détenus évoquant successivement les violences des équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS), des comportements racistes du personnel pénitentiaire de Clairvaux ou encore un placement abusif au quartier disciplinaire à la centrale de Moulins et des brimades à la prison de la Santé. Lors de l’audience devant le tribunal correctionnel de Beauvais, les détenus étaient venus témoigner sur leurs écrits dans L’Envolée. À l’époque, la revue avait été condamnée à payer une amende. Néanmoins sont restés en mémoire ces mots du président : «Vous avez décrit maladroitement une situation bien réelle».