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Nanterre, le 6 janvier 2011. Siège du Front National.Nanterre, le 6 janvier 2011. Siège du Front National. (Laurent TROUDE/Laurent TROUDE)

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Le fondateur du Front national, qui est parvenu à fédérer dans les années 60 et 70 une extrême droite morcelée, a fait de son nom et de sa famille un empire politique, parvenant, à coups de provocations
publié le 19 février 2025 à 15h48(mis à jour le 19 février 2025 à 17h39)

La vraie mort de Jean-Marie Le Pen s’est produite le 20 août 2015. Le jour où le président d’honneur du Front national s’est vu exclu, par sa propre fille, du parti qu’il avait lui-même créé en 1972. Dans la nouvelle direction, il n’y a alors plus ou très peu de visages amis, de compagnons de la première heure, de fidèles ou d’inconditionnels. Beaucoup sont morts, d’autres ont préféré quitter le navire pour ne pas subir l’ascension programmée de la benjamine des trois filles du chef, Marine. Jean-Marie Le Pen, alors âgé de 87 ans, ne peut plus compter que sur l’indéfectible soutien de Bruno Gollnisch, longtemps numéro 2 du parti et dauphin désigné avant d’être déchu par celui qui l’avait pourtant adoubé.

A force d’éliminer ceux qui remettaient en cause son autorité, le vieux chef se retrouve donc isolé face à sa fille, bien décidée à supprimer ce qui constitue, selon elle, le dernier obstacle dans sa marche vers le pouvoir. Pour Le Pen, cette fin de carrière politique ressemble au dénouement d’une tragédie grecque. Un parricide programmé depuis quatre mois, quand il avait remis ça, en avril, dans l’hebdomadaire révisionniste Rivarol : pour lui les chambres à gaz restent un détail de l’histoire et le maréchal Pétain trouve toujours grâce à ses yeux. Trop pour sa fille qui, depuis 2002, n’a de cesse de rendre plus lisse le discours du FN, de le «dédiaboliser» pour mieux convaincre de nouveaux électeurs, rebutés par les excès du père.

C’est que Le Pen ne se renie jamais. Mieux, il persiste et signe. Comme s’il voulait faire obstacle à l’ascension de sa fille. Comme s’il ne voulait pas qu’elle fasse mieux que lui et atteigne des sommets qu’il n’a jamais vraiment voulu ­conquérir. Là réside sans doute le paradoxe de celui qui s’est toujours défini comme un «combattant». Toquer aux portes de l’«establishment» tout en le méprisant, tout faire pour en être en cultivant soigneusement une marginalité jusqu’au-boutiste. Le paradoxe d’un pirate de la vie politique.

Ce rôle de pirate, il l’aura tenu pendant plus de cinquante ans sur la scène politique française, jouant les flibustiers de la vie publique, prompt aux coups de force et aux abordages surprises. Mais pour quel résultat ? Si «Le Pen pose parfois les bonnes questions même s’il y apporte de mauvaises réponses», comme le reconnaissait imprudemment en 1984 le Premier ministre de l’époque, Laurent Fabius, il aura empêché les débats de fond, devenus tabous dès qu’ils passaient entre les mains du FN. Il aura miné le terrain de la droite parlementaire, divisée entre les adeptes d’une alliance et les opposants irréductibles, dilemme qui aura fait la plus grande joie des socialistes alors aux affaires.

Le Pen n’a jamais vraiment voulu quitter son rôle de tribun pour endosser celui d’hom­me de pouvoir. En 2002, lorsqu’il accède au second tour de la présidentielle, sa garde rapprochée notera de la part du vieux leader un mouvement de panique. «Le pouvoir pervertit. Mon “primus volens” en politique, c’est l’indignation et le droit de me révolter», analysait-il à la toute fin de sa carrière. Le droit d’ouvrir toujours sa gueule. Et qu’importent les conséquences. Pour ses adversaires comme pour ses détracteurs dans son propre camp, Le Pen n’a toujours fait que feindre de vouloir les responsabilités.

Combattant des causes perdues, de l’Indochine à l’Algérie, Le Pen reste un homme de la IVe République, nostalgique de la vigueur des débats de la Chambre où l’ancien lieutenant légionnaire parachutiste a pu laisser éclater ses talents de tribun, déjà dans l’outrance. Trublion de la vie politique, fauteur de troubles dans une démocratie que l’on voulait sereine, il en aura réveillé les mauvais démons. Au long de son interminable carrière politique, il n’aura fait qu’accompagner les bas instincts d’une France devenue incertaine d’elle-même. Il est mort ce mardi 7 janvier à 96 ans.

Pupille de la nation

En 1928, la Trinité-sur-Mer n’a rien à voir avec le port de plaisance qu’elle est devenue aujourd’hui. Lorsque Jean-Marie Le Pen y voit le jour le 20 juin, la vie de cette bourgade du Morbihan s’écoule entre les préceptes de «monsieur le recteur» – ainsi qu’est nommé le curé en Bretagne – et l’autorité de la République, incarnée par le maire ou l’instituteur. Le nouveau-né est prénommé Jean, Louis, Marie, sans trait d’union. Dix ans après l’armistice de 1918, la Grande Guerre est encore très présente dans les mémoires. Les hommes vivent majoritairement de la pêche. Pour gagner de quoi vivre, certains poussent même l’aventure jusqu’au cap Horn. Le futur leader de l’extrême droite française naît dans une maison au sol en terre battue, sans eau ni électricité. Ce qu’il ne manquera jamais de rappeler une fois devenu richissime grâce à l’héritage inespéré et contesté en 1976 de la fortune d’Hubert Lambert (et de son manoir de Montretout), Le Pen se plaisant à évoquer son passé de «petit chose».

«Je n’ai jamais reconnu que deux autorités légitimes, celle de mes supérieurs à la Légion et celle des jésuites.»

—  Jean-Marie Le Pen

Sans être pauvre, la famille Le Pen ne roule pas sur l’or. Pourtant Jean Le Pen, le père, se distingue dans le village. Patron pêcheur, il possède son propre bateau, la Persévérance. Responsable local du syndicat des marins-pêcheurs, il préside également l’Union nationale des combattants et siège au conseil municipal. La mère, Anne-Marie Hervé, fille de paysans de Kerdaniel, est une Bretonne de la terre, en coiffe, tendance grenouille de bénitier. Leur fils unique se montre plutôt turbulent, coureur des landes, forte tête et déjà bagarreur. A la communale, son instituteur lui prédit : «Le Pen, tu seras gangster ou député.» Le père, qui a de grandes ambitions pour son fils, le rêve en officier de la marine marchande et l’inscrit en 1939 au collège jésuite Saint François-Xavier, à Vannes. «Je n’ai jamais reconnu que deux autorités légitimes, dira beaucoup plus tard Le Pen, celles de mes supérieurs à la Légion et celle des jésuites.» Les bons pères lui enseignent, en tout cas, le goût de la rhétorique et des citations latines dont il parsèmera ses discours. A l’été 1942, son père sombre avec la Persévérance, touchée par une mine allemande. Son fils devient pupille de la nation et n’aura de cesse, lui qui avait le sentiment «de devoir plus à la France qu’un autre», que de faire inscrire le nom de son père sur le monument aux morts de la Trinité.

En 1943, il quitte Vannes pour Lorient et un établissement moins prestigieux. Il connaît la faim et les privations comme il le rappellera souvent à ses filles. Il se révèle déjà meneur, tenant tête à ses professeurs. A 16 ans, en novembre 1944, le jeune Le Pen tente de rejoindre les Forces françaises de l’intérieur (FFI) qui harcèlent les troupes allemandes dans la région de Carnac. Le chef de corps, le colonel Henri de La Vaissière, alias «Valin», l’en dissuade. «Tu es pupille de la nation ! Pense à ta mère.» Le Pen enchaîne les établissements scolaires dont il se fait à chaque fois virer pour indiscipline, écume les bals et fait le coup-de-poing. Il travaille peu en classe mais lit beaucoup. En juin 1946, il décroche la première partie de son bac. Une rencontre amoureuse, des fiançailles rapidement conclues l’envoient auprès d’une éphémère belle-famille à Saint-Germain-en-Laye. Un amour d’été.

En 1952, lors d’un bal d’étudiants en médecine au Moulin de la galette, il va jusqu’à desceller un lavabo pour le brandir au-dessus de la tête de ses assaillants, puis les arrose à l’extincteur.

Bac de philo en poche, il s’inscrit en 1947 à la faculté de droit, place du Panthéon à Paris. Il a décidé d’être avocat, à défaut de pouvoir faire Navale et devenir officier de marine ou capitaine au long cours comme le souhaitait son père. Désargenté, boursier, Le Pen, bien bâti, regard clair, joue les beaux gosses dans le Quartier latin. Illico, il s’acquitte de sa cotisation à la «corpo» de droit, ticket d’entrée illimité pour des nuits de bamboches et de «baisouilles», selon le cinéaste Claude Chabrol qui l’y a croisé. A l’époque, Le Pen n’est qu’un étudiant en goguette, pas le dernier à remettre ça au comptoir en braillant «l’Allemagne paiera !», la faluche – coiffure traditionnelle des étudiants en droit – sur la tête. «Le Pen aimait la chignole», a raconté Chabrol des années plus tard. Les bagarres ne se limitent pas au Quartier latin. Le Pen sévit aussi à Pigalle, où il fait quelques rencontres interlopes. Lors d’un bal d’étudiants en médecine au Moulin de la galette, il va jusqu’à desceller un lavabo pour le brandir au-dessus de la tête de ses assaillants, puis les arrose à l’extincteur. A la rentrée, Le Pen prend la tête de la corpo. Pour ses condisciples, il apparaît comme un type de droite, violemment anticommuniste et professant un antigaullisme tout aussi virulent.

«Aller casser du Viet»

Ses études à peine terminées – une licence de droit en six ans et un échec à l’examen qui ouvre les portes du barreau –, Le Pen décide de revêtir l’uniforme alors que son statut de pupille de la nation le dispense de toute obligation militaire. Il signe son engagement dans la Légion et les paras étrangers. La guerre fait rage en Indochine et les Français ont connu un sérieux revers en 1950 à Cao Bang. L’anticommuniste Le Pen veut «aller casser du Viet». Il appartient à cette génération élevée dans le mythe de la grandeur de la France coloniale, des vertus de sa mission civilisatrice et de son épopée marquée de faits d’armes glorifiés dans les manuels scolaires. Le chef de bande parvient à entraîner avec lui deux copains, dont Jacques Peyrat, futur maire de Nice. Le 7 mai 1954, Diên Biên Phu tombe. Quand il pose sac à terre en Indochine, le 3 juillet, la France est déjà défaite. Les accords de Genève seront signés trois semaines plus tard. De sa courte épopée indochinoise, Le Pen conservera l’impression d’avoir loupé la marche de l’histoire.

Au tout début de 1955, le sous-lieutenant Le Pen est nommé à Saïgon, occupant un poste de journaliste à l’hebdomadaire Caravelle, une publication du service de presse de l’armée destinée au corps expéditionnaire – signe prémonitoire, un numéro spécial est alors consacré à l’UDCA, l’Union de défense des commerçants et artisans, un mouvement contestataire mené par un papetier de Saint-Céré (Lot) dénommé Pierre Poujade, et qui commence à faire parler de lui en France. Le Pen s’entiche d’une collaboratrice du journal, Luce Millet, auxiliaire de l’armée de terre et mère d’une petite Yann, la future Yann Piat, qui deviendra députée frontiste en 1986 et mourra assassinée en 1994. L’aventure indochinoise prend fin dès août 1955 pour Jean-Marie Le Pen et Jacques Peyrat. Le sous-lieutenant rentre à Paris comme un demi-solde mais auréolé d’une image de baroudeur. Il réintègre son deux-pièces de la villa Poirier dans le XVe arrondissement. En novembre 1955, il est rendu à la vie civile.

Le Pen a alors 27 ans et aucune perspective. Il vit dans des conditions précaires, éructant contre «les traîtres et les pourris du gouvernement qui ont bradé l’empire» et contre «les cocos» infiltrés partout. Il n’a alors qu’une idée en tête : faire de la politique. Il fréquente tous les cercles de droite sans distinction, des gaullistes aux maurrassiens. Finalement, pour la première fois de sa vie, il prend sa carte au sein d’un parti, le Centre national des indépendants et paysans, créé en 1951, qui rassemble tout ce que la droite compte de conservateurs. Plus exactement, il intègre la branche des Jeunes indépendants de Paris. D’emblée, il s’impose comme le chef de cette bande où se retrouvent Alain Jamet, fidèle compagnon de route, ou Jean-Gilles Malliarakis, futur dirigeant de Jeune Nation et d’Occident. Décidé à se présenter aux législatives, Le Pen nourrit son carnet d’adresses. Il croise Roger Delpey, président de l’association des anciens d’Indochine, qui deviendra conseiller privé de l’empereur de Centrafrique, Jean-Bedel Bokassa. Et qui lui présentera Pierre Poujade.

«J’ai dix générations de Français derrière moi alors que certains au gouvernement ne peuvent pas en dire autant.»

—  Jean-Marie Le Pen, député, en 1956 lors d'un meeting

En novembre 1955, l’Assemblée nationale est dissoute. Les élections se préparent dans un climat tendu par les «événements» d’Algérie et surtout l’irruption sur le devant de la scène de l’UDCA. Avec ses thématiques populistes et le talent de tribun de son leader, Pierre Poujade, l’Union de défense des commerçants et artisans sera la véritable matrice politique de Le Pen. Le 2 janvier 1956, les Français envoient 52 députés du mouvement poujadiste à l’Assemblée. Elu dans la 1re circonscription de la Seine, Le Pen fait son entrée sous les ors de la République. Il rode les thématiques qu’il resservira plus tard à la sauce FN, de la dénonciation de la «presse aux ordres» jusqu’aux premiers dérapages xénophobes. Un jour, il rappelle qu’il est originaire du Morbihan et qu’il a «dix générations de Français derrière [lui] alors que certains au gouvernement ne peuvent pas en dire autant. Nous n’avons de leçons à recevoir de personne, et nous demandons seulement à être gouvernés par des Français». Mais la grande affaire de cette législature sera la guerre d’Algérie, qui va hâter la rupture entre Poujade et Le Pen. Elle est consommée quand le premier demande à ses députés de voter contre l’intervention militaire française de Suez. En octobre 1956, Le Pen se met en congé du Parlement et se réengage dans la Légion. Abandonner l’Algérie, c’est la laisser tomber dans la main des «rouges». Pour lui, pas question.

Fin 1956, Le Pen part donc rejoindre son cantonnement en Algérie au sein du 1er régiment étranger de paras, qui sera le fer de lance du futur putsch des généraux. A l’état-major, personne ne l’attend à bras ouverts. La Légion a l’habitude des «grandes gueules», elle sait les «ranger», comme elle dit dans son jargon. Mais un peu moins quand il s’agit d’un officier, ancien député de surcroît. Ses supérieurs craignent que, sous le treillis, le lieutenant Le Pen ne cherche à tirer un bénéfice politique. Mais il se plie à la discipline. En avril 1957, il regagne Paris. Son séjour n’aura duré que quelques mois.

«Nous avons torturé parce qu’il fallait le faire»

Les deux cents jours du lieutenant Le Pen dans la casbah d’Alger viendront se rappeler à lui sans relâche. Durant cette période, s’est-il rendu coupable d’actes de torture ? Au fil des années, les témoignages se succèdent, plus accablants les uns que les autres. En novembre 1962, juste après la signature des accords d’Evian, il assume dans le journal Combat. «Je n’ai rien à cacher. Nous avons torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de poser vingt bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre. C’est celui qui s’y refuse qui est le criminel car il a sur les mains le sang de dizaines de victimes dont la mort aurait pu être évitée.» Des propos qu’il s’emploiera à réfuter par la suite. Dans les années 80, l’accusation ressurgit et avec elle les procès en diffamation. Certains de ses supérieurs hiérarchiques de l’époque ont affirmé que, vu les fonctions qu’il occupait, jamais le lieutenant Le Pen n’aurait pu être au cœur du dispositif de la bataille d’Alger. S’impose alors, à mesure de l’ascension politique du leader du FN, un récit où, pour reprendre les termes de Pierre Péan et Philippe Cohen dans leur livre Le Pen, une histoire française, Le Pen «a sans doute brutalisé des Algériens» mais «n’a pas pratiqué la torture institutionnelle». Pourtant en 2024, l’historien Fabrice Riceputi réunit pour la première fois dans un livre, Le Pen et la torture : Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, les preuves permettant d’établir son rôle exact. Rassemblant et analysant une quinzaine de témoignages de victimes directes de Jean-Marie Le Pen, l’historien documente son usage effectif des pratiques tortionnaires.

En juin 1957, Le Pen est de retour dans les travées de l’Assemblée nationale. Il entreprend alors de créer son propre appareil politique avec notamment l’aide d’André Dufraisse, ancien SS français qui ne quittera plus le cercle de ses proches, et de Jean-Pierre Reveau, lui aussi de retour d’Algérie. Dans un appartement du boulevard Bonne-Nouvelle, entre vie de bohème et nuits de fiestas, le groupe pose les fondations de ce qui deviendra le FN. En août 1957, les statuts du Front national des combattants (FNC) sont déposés en préfecture. Le petit appareil vise alors les démobilisés d’Algérie et la communauté pied-noir. Les patrons du FNC louent un chapiteau pour délivrer leur bonne parole auprès des Français là où ils se trouvent : sur leurs lieux de villégiature. Le parcours de cette caravane est émaillé d’échauffourées avec des militants cégétistes ou communistes et parfois même poujadistes, venus faire leur fête à ceux qui ont trahi leur appartenance. C’est à cette période, durant un meeting, qu’il perd un œil lors d’une bagarre.

C’est aussi à cette époque qu’il fait la connaissance de Pierrette Lalanne, qui deviendra sa femme et la mère de ses trois filles. Mais les «événements» se précipitent en Algérie. L’hypothèse d’un retour du général de Gaulle prend de plus en plus corps alors que les gouvernements tombent les uns après les autres. La population algéroise se soulève. Le Pen tente de rejoindre Alger mais, à peine arrivé, il est refoulé par les militaires. Avec l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, la IVe République prend fin et, avec elle, les heures de gloire du futur tribun de l’extrême droite. Il tentera bien de reconquérir un fauteuil de député en 1962 dans le Ve arrondissement de Paris. Il est battu par la vague gaulliste.

Pour la famille Le Pen, c’est la période des vaches maigres. Déclassé de la politique, soldat démobilisé, il n’a plus aucune ressource. Avec son ami Léon Gaultier, un ancien Waffen-SS français, il crée la Société d’études et de relations publiques (Serp) dont les statuts sont déposés en février 1963. Très vite la Serp va se transformer en société d’édition phonographique. Les premiers disques sont des enregistrements clandestins des plaidoiries du procès Salan (l’un des quatre généraux putschistes d’Alger), par Jean-Louis Tixier-Vignancour et Jacques Isorni, l’ancien défenseur du maréchal Pétain. Une manière de poursuivre le combat pour l’Algérie française. La Serp éditera plus tard des disques de chants nazis, au sein d’un catalogue très militaire où l’on trouve aussi étonnamment… des enregistrements des discours de Léon Blum ou des chants israéliens.

Préparant la candidature de Tixier-Vignancour à la présidentielle de 1965, Le Pen pose deux principes : une personnalité publique doit se présenter à chaque élection même si elle n’a aucune chance de l’emporter ; à défaut de notoriété, il faut entrer en lice avant les grands candidats.

En octobre 1962, le référendum organisé par De Gaulle ouvre la voie à l’élection du président de la République au suffrage universel. Un bouleversement de la vie politique française qui intéresse Le Pen : il se met à plaider pour que tous ceux qui gravitent autour de l’extrême droite se rassemblent sur la candidature d’un homme prêt à s’opposer à De Gaulle. Cela va des anciens de la Collaboration à la droite conservatrice en passant par les néofascistes d’Occident. Il pose alors deux principes qu’il appliquera tout au long de sa vie politique : une personnalité publique doit se présenter à chaque élection même si elle n’a aucune chance de l’emporter ; à défaut de notoriété, il faut entrer en lice avant les grands candidats. Le Pen entreprend de convaincre ses amis de soutenir la candidature de Tixier-Vignancour à l’élection présidentielle de 1965, ce qui n’est pas du goût de tout le monde. Il sera le vrai patron de la campagne. Et voit les choses en grand, louant un chapiteau de 3 000 places qui parcourt les plages de France, de Dunkerque à Menton, durant tout le mois d’août, reprenant les recettes de l’épopée poujadiste. Le Pen admettra plus tard qu’avoir poussé à cette candidature était une erreur. Loin des millions de voix escomptées, l’avocat ne recueille qu’1,2 million des suffrages (5,27 %). Par antigaullisme, Tixier-Vignancour appelle à voter Mitterrand au second tour. Le Pen, lui, a déjà tourné la page.

Entouré d’une poignée de grognards, il reprend son activité d’éditeur de disques et met sa carrière politique entre parenthèses. La famille Le Pen se replie dans sa nouvelle maison de campagne en Eure-et-Loir, rendez-vous des anciens de la corpo de droit et des bras cassés de l’Algérie française pour des fêtes généralement bien arrosées. Les deux premières filles Le Pen, Marie-Caroline et Yann, y font l’apprentissage du répertoire des chants militaires. 1968, année de naissance de Marine Le Pen, relègue les combats de la droite la plus dure au temps de la préhistoire. Jean-Marie Le Pen n’y croit plus, mais il se montre très curieux du mouvement qui secoue le Quartier latin en mai. Sans y comprendre grand-chose. Quand De Gaulle quitte le pouvoir en 1969, Le Pen ne cherche même pas à se présenter.

1972, la création du Front national

En 1970, à 42 ans, Le Pen reprend le chemin de la fac. Mais il s’ennuie. En décembre 1971, se tient un déjeuner lors duquel Le Pen se trouve entre autres avec François Brigneau, le rédacteur en chef de Minute engagé dans la Milice en juin 1944. Au menu des discussions, le rassemblement de toutes les petites chapelles de l’extrême droite pour exister enfin. Pour Le Pen, cela passe par la création d’un parti politique dont, bien évidemment, il se voit conduire la bataille des législatives de 1973. A l’issue des agapes, les participants décident d’accorder «un soutien moral et matériel aux luttes nationales menées par Ordre nouveau» et de construire «un Front national regroupant toute notre famille politique». A coups de barres de fer et de manches de pioche, le mouvement Ordre nouveau occupe alors le pavé face aux «gauchistes». Mais pour sortir des combats de rue destinés à «casser du gaucho», les responsables d’Ordre nouveau entérinent en juin 1972 la création de ce Front national. Ils se mettent en quête d’une personne assez consensuelle pour fédérer les frères souvent rivaux des groupuscules d’extrême droite. Leur choix se porte sur Le Pen, qui les accueille à bras ouverts avec l’arrière-pensée de mieux les étouffer. Il pose d’emblée ses exigences qui reviennent à verrouiller les instances du parti à son profit. Ordre nouveau a l’impression de se faire rouler dans la farine. A juste titre. Le 5 octobre 1972, le Front national pour l’unité française (Fnuf) voit officiellement le jour, salle des Horticulteurs à Paris avec un logo, une flamme tricolore, copié sur celui du MSI italien. A 44 ans, Le Pen dispose désormais d’un parti. Et son ambition est claire : être candidat à la prochaine présidentielle de 1976.

A peine porté sur les fonts baptismaux, le nouveau parti doit se mettre en branle pour les législatives de 1973. Bandeau sur l’œil, Le Pen fait campagne. Mais sans succès. Pour sa première consultation électorale, le FN obtient 1,32 % des suffrages exprimés. Candidat dans la 15e circonscription de Paris, Le Pen se console avec 5,2 % des suffrages. Cet échec remet en cause sa place à la tête du parti. La frange d’Ordre nouveau tente de se débarrasser de lui lors du premier congrès, en juin 1973. Elle n’y parvient pas. Le Pen est réélu président, mais le parti s’enrichit de thématiques jusque-là non inscrites sur les tablettes traditionnelles de l’extrême droite. La lutte contre «l’immigration massive» fera désormais partie des slogans de campagne du FN. En 1974, la mort de Georges Pompidou précipite l’élection présidentielle. Le Pen sera bien entendu candidat, celui de «la droite sociale, populaire et nationale». Là encore, les scores restent anecdotiques. Il doit se contenter de 0,75 % des voix et appelle à voter Giscard au second tour.

En 1981, Le Pen ne peut se présenter à la présidentielle faute d’avoir réuni les 500 parrainages nécessaires; au second tour, il appelle à voter «Jeanne d’Arc».

Les Français ont découvert le personnage. Et la fin des Trente Glorieuses, sonnée par les chocs pétroliers, les difficultés économiques et la montée du chômage de masse – un phénomène jusque-là inconnu –, sont un terreau propice pour le FN. En 1978, le parti lepéniste imprime une affiche choc : «Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop ! La France et les Français d’abord !» Un slogan et une rhétorique dont l’initiateur aurait été François Duprat, issu du militantisme néofasciste et précurseur du négationnisme. Avec l’insécurité, le Front national tient ses thèmes de campagne et ne les abandonnera plus. Mais la même année, aux législatives, il ne parvient pas à conquérir un seul siège de député. En 1981, Le Pen ne peut se présenter à la présidentielle faute d’avoir réuni les 500 parrainages nécessaires ; au second tour, il appelle à voter «Jeanne d’Arc». Pourtant lors des élections cantonales de 1982, les scores montent, dépassant parfois les 10 %. L’avertissement passe relativement inaperçu.

La naissance médiatique du parti se fera lors des municipales de 1983. Le Pen sera élu conseiller de Paris dans le XXe arrondissement, où sa liste obtient 11,3 % des voix, mais c’est à Dreux, lors de la partielle de septembre, que le FN s’invite sous le feu des projecteurs : dans cette ville d’Eure-et-Loir, qui compte 23 % d’immigrés et 10 % de chômeurs, jusqu’alors gérée par la socialiste Françoise Gaspard, la liste conduite par Jean-Pierre Stirbois, numéro 2 du FN, obtient 16,7 % des voix au premier tour. Dès le lendemain, Jean Hieaux, gaulliste sans étiquette arrivé en tête avec 42 % des voix, fusionne sa liste avec celle du FN. Le tandem remporte haut la main la mairie au second tour avec plus de 55 % des voix. A droite, tout le monde applaudit. «Ceux qui ont fait alliance avec les communistes sont définitivement disqualifiés pour donner des leçons en matière de droits de l’homme et de règles de la démocratie», déclare Jacques Chirac au lendemain de l’élection, précisant qu’il n’aurait «pas du tout été gêné de voter au second tour pour cette liste. Cela n’a aucune espèce d’importance d’avoir quatre pèlerins du FN à Dreux, comparé aux quatre ministres communistes au Conseil des ministres». «Le coup de tonnerre de Dreux», comme l’ont alors qualifié les médias, fait éclater une question empoisonnée qui ne cessera plus de tarauder la droite : faut-il faire ou non alliance avec le FN ?

Le Pen, lui, reste sur la réserve, ne goûtant guère que son lieutenant lui fasse de l’ombre. A cette époque, il ne cesse de pourfendre «les socialo-communistes», les accusant de tous les maux avec les accents vibrants de l’anticommunisme le plus primaire. Dans ses meetings, il se targue de «dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas». En février 1984, il est l’invité de l’émission politique vedette l’Heure de vérité, animée par François-Henri de Virieu. Ses trois filles assises au premier rang, Le Pen fait le show. A un moment, il se lève pour réclamer une minute de silence en «mémoire des victimes du communisme». Ce passage à une heure de grande audience va asseoir sa notoriété. Dans la foulée de l’émission, les gens se pressent devant le siège du FN pour adhérer. En juin, il est pour la première fois élu député européen – il le restera jusqu’en 2019. Conseiller régional d’Ile-de-France en 1986 (il préférera la région Paca à partir de 1992), il fait la même année son grand retour au Palais-Bourbon, François Mitterrand ayant décidé de jouer les législatives à la proportionnelle, pour tenter de limiter le poids de la droite. Trente-quatre députés FN accompagnent Le Pen dans l’hémicycle.

«Playboy» et «détail de l’histoire»

Mais le chantre de la famille traditionnelle, valeur qui va de pair avec le travail et la patrie, va connaître les affres d’un divorce digne d’un vaudeville. En 1984, Pierrette Le Pen abandonne le domicile conjugal pour suivre Jean Marcilly, un journaliste engagé par le président du FN pour écrire un livre à sa gloire, Le Pen sans bandeau. Elle laisse derrière elle ses filles Yann et Marine, alors âgée de 16 ans. Le Pen accable son ex-femme. L’épouse insultée garde l’œil de verre de secours de son ex-mari. Lui prend en otage l’urne contenant les cendres de sa belle-mère. En avril 1987, année où le divorce est prononcé, Le Pen donne une interview à Playboy dans laquelle il suggère à son ex-femme d’aller faire des ménages si elle a besoin d’argent. La réponse de la bergère au berger ne tarde pas. En juin, dans le même magazine, Pierrette pose en soubrette, passant l’aspirateur vêtue d’un simple tablier blanc. «Elle a osé ! Elle a osé !» sera la première réaction de Jean-Marie Le Pen dans un grand éclat de rire. Les trois filles Le Pen mettront plus de vingt ans avant de pardonner à leur mère cette revanche dénudée.

Mais c’est surtout l’affaire du «détail» qui vient donner un coup de frein à l’image de respectabilité que veut se donner le FN. Interrogé le 13 septembre 1987 au Grand Jury RTL - le Monde sur la contestation par les négationnistes de l’utilisation par les nazis des chambres à gaz, il répond : «Je n’ai pas étudié spécialement la question mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.» «Un point de détail ?» relance le journaliste. «Non, la question qui a été posée, c’est de savoir comment ces gens ont été tués ou non», s’empêtre Le Pen. Dans la voiture qui le ramène chez lui celui qu’on surnomme «le Menhir» confesse à Lorrain de Saint-Affrique, son conseiller en communication de l’époque : «En quarante ans de vie publique, c’est la plus grosse connerie qui soit sortie de ma bouche.» Le Pen ne mesure alors pas l’ampleur de la tempête à venir.

Cependant peu adepte de la repentance, il ne fera jamais machine arrière. Il cherche alors à justifier l’injustifiable, expliquant que face aux grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale, en Europe comme dans le Pacifique, les chambres à gaz ne représentent que quelques pages dans les livres d’histoire. Et se pose en victime : si on l’empêche de parler, c’est qu’il dit la vérité et s’il dit la vérité, «l’esta­blishment» se dressera toujours face à lui pour le faire taire. Plusieurs affiches du Front national montrent son président avec un bâillon sur la bouche et ce slogan : «Il dit la vérité, on veut le bâillonner.» Plusieurs associations antiracistes (le Mrap et la Licra), de déportés ou de résistants se portent alors parties civiles. Le Pen est condamné une première fois en référé le 28 janvier 1988. Procédurier en diable, il va user de tous les recours possibles. Peine perdue. En 1991, il est définitivement condamné par la cour d’appel de Versailles. Pour couronner le tout, il réitérera ses propos en 1997 à Munich, en conférence de presse, à l’issue d’une réunion du parti du Bavarois Franz Schönhuber, ancien nazi et auteur d’une biographie pour le moins empathique intitulée Le Pen, le rebelle : «Dans un livre de 1 000 pages sur la Seconde Guerre mondiale, les camps de concentration occupent deux pages et les chambres à gaz dix à quinze lignes, ce qui s’appelle un détail», avait-il alors assené. Une phrase qui lui vaudra une nouvelle cascade d’attaques et pour laquelle il sera condamné par la cour d’appel de Versailles le 10 septembre 1999. «Le Pen est comme ça. Il ne revient jamais sur ce qu’il a dit et surtout pas sous la pression. S’il a un énorme besoin de reconnaissance, il aime aussi choquer et cultiver son côté marginal», tentera de justifier un de ses très proches, des années plus tard. Mais en 1987, ce «point de détail» a provoqué la consternation parmi les cadres frontistes. Ceux de la nouvelle génération issue de la droite classique, comme Bruno Mégret ou Jean-Yves Le Gallou, ont l’impression de voir s’évanouir tous leurs efforts pour apparaître comme un parti normal. D’autant que Le Pen continue de multiplier les provocations : en 1987, il qualifie les malades atteints du sida de «sidaïques» qui, pour lui, sont comme des espèces de «lépreux». En 1988, il ose un calembour antisémite sur le ministre d’ouverture Michel Durafour, «Durafour crématoire». En 1996, il déclare croire en «l’inégalité des races».

L’image plus que sulfureuse du patron de l’extrême droite française ne l’empêche pas de poursuivre son ascension continue dans les urnes. Dès la fin des années 80, le FN s’installe de manière durable dans le paysage politique. Au point d’y devenir, petit à petit, une troisième force et surtout un empêcheur de tourner en rond. Obligeant les autres acteurs, et surtout la droite, à se positionner par rapport à lui. A la présidentielle de 1988, Le Pen, qui a recueilli non sans mal les 500 signatures nécessaires pour se présenter, décroche la quatrième place avec 14,38 % des voix. L’année suivante, aux européennes, le FN se place en troisième position (11,73’% des voix). En 1992, le parti connaît son premier succès aux régionales avec 13,72 % des voix et 240 conseillers régionaux. Le Pen fait alors son entrée au conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Mais pour lui, la reine des batailles reste la présidentielle. Des mandats qu’il juge subalternes comme celui de conseiller régional ou de député européen, il ne goûte que l’aisance matérielle et la tribune qu’ils procurent. Il considère que la participation à des mandats locaux, même dans l’opposition, pousse à des compromis et finit donc par édulcorer le discours de rupture tenu au niveau national.

Pour Le Pen, la reine des batailles reste la présidentielle. Des mandats qu’il juge subalternes comme ceux de conseiller régional ou de député européen, il ne goûte que l’aisance matérielle et la tribune qu’ils procurent.

Pourtant, la donne change en cette fin des années 80 sous l’impulsion des nouveaux venus, Bruno Mégret, qui deviendra secrétaire général du mouvement un an après son arrivée, Jean-Yves Le Gallou, Pierre Vial et d’autres, issus de la droite classique mais dure, passés pour la plupart par le Club de l’Horloge. Ceux-ci ont à cœur de professionnaliser le FN. Opportunistes, ils pensent pouvoir y trouver les postes que la grande machine de droite de l’époque, le RPR de Jacques Chirac, ne leur a pas offerts. Non sans quelques craintes, Le Pen leur donne les clés de la boutique, comptant sur ses «grognards», les fidèles des temps héroïques, pour jouer de leur influence et lui permettre de rester le chef. Sous l’impulsion des nouveaux et leur culture techno, le discours frontiste se transforme. Initialement ultralibéral à la sauce Reagan, il devient le parti du «fils du peuple». Le Pen met alors en avant son – très court – passé de mineur et pare ses discours d’accents sociaux. Le changement s’opère en 1990 au huitième congrès du FN. Le Pen y inaugure l’usage du terme de «mondialisme» bien avant celui de mondialisation. Pour lui, l’afflux des immigrés est voulu pour tirer les salaires des travailleurs français vers le bas. Et d’affirmer que non seulement cette vague appauvrit le travailleur français «de souche», mais qu’elle met de surcroît à mal une certaine idée de l’identité nationale. Le «gaucho-lepénisme», théorisé par Pascal Perrineau, ancien directeur du Cevipof, le Centre d’études de la vie politique française, vient de naître.

«Naboléon» et le «pu-putsch»

A la présidentielle de 1995, le natif de la Trinité-sur-Mer remporte 15 % des voix, soit 4,5 millions de bulletins – avec 30 % chez les ouvriers, 25 % chez les chômeurs et 16 % chez les employés. La même année, le FN décroche trois mairies (Toulon, Marignane et Orange) à l’issue de triangulaires. Mégret, candidat à Vitrolles, est battu. Il parvient à obtenir l’annulation du scrutin entaché d’irrégularités, mais lui-même est déclaré inéligible pour avoir dépassé le plafond des dépenses de campagne. En 1997, pour la nouvelle élection organisée dans cette ville de la banlieue marseillaise, il décide de se faire représenter par sa femme, Catherine Mégret, qui sera élue. En coulisses, le numéro 2 du FN décide, gère et impose ses choix, décidé à faire de Vitrolles la vitrine de la parfaite ville frontiste. Surtout, il puise dans ce mandat, même par procuration, une légitimité renforcée qui assoit sa position dans le parti. Le Pen, qui a la réplique aussi vacharde que cinglante, a tôt fait de l’affubler du sobriquet de «maire consort de la ville». Entre les deux hommes, les graines de la discorde sont déjà semées. Quant aux villes raflées par le FN, leur gestion se soldera par un fiasco monumental. Un bilan dont Le Pen se contrefout.

La tension entre Le Pen et Mégret monte encore d’un cran en 1998 après la condamnation de Le Pen à deux ans d’inéligibilité pour sa bagarre avec la députée et maire de Mantes-la-Ville, Annette Peulvast-Bergeal. Cette sanction signifie pour Le Pen qu’il ne pourra pas conduire la liste aux européennes l’année suivante. Pour contourner l’obstacle, il laisse entendre une première fois lors d’une réunion publique à Nantes que sa femme, Jany Le Pen, pourrait le remplacer. Considérant que le FN doit ses succès à sa personnalité et à ses talents de tribun, que le parti est sa chose, une entreprise familiale dont il est la figure tutélaire, il estime que le nom de Le Pen doit de toute façon figurer sur les affiches.

«Ce qui me différencie de César qu’approchait Brutus le couteau à la main et qui releva sa toge pour se couvrir la tête, c’est que moi, je sors mon épée et je tue Brutus avant qu’il ne me tue.»

—  Jean-Marie Le Pen en 1998, à propos de Bruno Mégret

Mégret, surnommé «Naboléon» par les lepénistes à cause de sa petite taille et de son admiration pour Napoléon, en blêmit. Il déclare que «ce n’est pas une bonne idée» et annonce qu’il est lui-même candidat pour conduire la liste frontiste aux européennes. Le Pen réplique quatre jours plus tard qu’«il n’y a qu’un seul numéro au FN et c’est le numéro 1». L’échange de petites phrases acerbes ira crescendo, jusqu’à la rupture finale en décembre 1998. En novembre, la cour d’appel de Versailles avait réduit la peine de Le Pen à un an d’inéligibilité. Ce qui lui permettra d’être tête de listes aux européennes. Il écarte alors tous les mégrétistes de la campagne. Officiellement pour des raisons économiques, il décide le licenciement de deux proches de Mégret. L’épuration est en marche et Le Pen va la mener jusqu’à son terme. Au Parlement européen, il se rue sur Mégret. «Tu veux la guerre ? Tu vas l’avoir ! Et vous allez pisser le sang», lui balance-t-il. Les mégrétistes tentent bien de résister lors de la réunion du conseil national – le parlement du parti – à la Maison de la chimie, où Le Pen se fait chahuter par les délégués. Les partisans de Mégret fustigent son «autoritarisme», sa gestion tribale du parti. Les noms d’oiseaux volent bas. Les deux camps manquent d’en venir aux mains.

Les mégrétistes demandent alors la tenue d’un congrès extraordinaire. Le Pen réagit en retirant sa délégation générale à Mégret, avant de la suspendre avec une dizaine de ses proches. A la veille de Noël, ce sera l’exclusion pure et simple. Le Pen avait déjà dénoncé un «pu-putsch» au lendemain de la réunion plus que houleuse du conseil national. Une semaine après, en plein cœur de la crise, devant 700 militants à Metz, il se compare à César. «Ce qui me différencie de César qu’approchait Brutus le couteau à la main et qui releva sa toge pour se couvrir la tête, c’est que moi, je sors mon épée et je tue Brutus avant qu’il ne me tue.» Les mégrétistes ont décidé de tenir leur congrès extraordinaire à Marignane en janvier. «Je n’irais pas en pèlerinage à Lilliput», se moque Le Pen à qui il ne déplaît pas de s’en prendre au physique de son adversaire. Ce ­congrès débouche sur la création du FN-Mouvement national qui deviendra le Mouvement national républicain à la très éphémère durée de vie. Les deux hommes croiseront encore le fer pendant des années devant les tribunaux pour des questions de noms et surtout de financement.

Au lendemain de la scission, Le Pen se retrouve à la tête d’un FN vidé de sa substance. Mégret, lui, recueille les fruits de son travail d’implantation méthodique et rigoureux : 63 secrétaires départementaux sur 100, 138 conseillers régionaux sur 275, 2 maires sur 4, ainsi que 3 conseillers généraux sur 8 et 3 députés européens sur 12 le suivent. Par ailleurs, majoritaires dans 14 groupes d’élus dans les conseils régionaux sur 22, les mégrétistes en profitent pour faire la peau aux présidents de groupe restés fidèles à Le Pen. Une partie du service de sécurité du FN, le Département protection sécurité, se rallie aux scissionnistes. Pis encore, cette bataille fracture jusqu’à la famille Le Pen. L’aînée des filles, Marie-Caroline, en laquelle Le Pen avait placé ses espoirs de relève, suit son époux, Philippe Olivier, qui a choisi le camp Mégret. Un coup de poignard supplémentaire pour le patriarche de Montretout. «Il y a des femmes qui ont l’habitude de suivre leur mari ou leur amant plutôt que leur père», constate, laconique, Le Pen qui la bannit de la demeure familiale et ne lui adressera plus la parole pendant vingt ans. Aux européennes de 1999, le FN perd la moitié de ses eurodéputés, concurrencé par la liste Pasqua-De Villiers, celle des chasseurs et bien entendu par celle menée par Bruno Mégret.

«La bataille de France» de 2002

Au FN, pendant deux ans, les quelques cadres encore présents vont tenter de colmater les brèches en vue de la seule bataille qui vaille aux yeux de Le Pen, la présidentielle. Carl Lang, qui a été nommé délégué général, essaie tant bien que mal de reconstituer l’appareil. Mais le parti en est revenu à ce qu’il était à son origine, une structure artisanale où la débrouille supplée les moyens humains. Cette faiblesse expliquera les grandes difficultés qu’aura Le Pen à obtenir les 500 parrainages pour se présenter en 2002 et qu’il ne décrochera que dans la toute dernière ligne droite. Le 1er mai 2001, le défilé de Jeanne d’Arc marque le départ de «la bataille de France» du patron de l’extrême droite française. Bruno Gollnisch, le fidèle toujours dans l’ombre du chef, dirige la campagne. Même si le terme de dédiabolisation n’est pas encore à l’ordre du jour, Le Pen s’emploie à gommer les aspects les plus abrasifs de son discours pour fustiger ce qu’il appelle l’«euromondialisme» et s’adresser aux catégories les plus populaires de la population.

La multiplication des candidatures à gauche et la campagne mal menée du Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, une certaine usure du président sortant, Jacques Chirac, et un fort taux d’abstention au premier tour, permettent, au soir du 21 avril 2002, à Le Pen d’accéder au second tour. C’est un coup de tonnerre. Le soir même, Jospin annonce son retrait définitif de la vie politique. Le Pen, lui, semble abasourdi. «Ce soir-là, je n’étais pas dans la joie», racontera-t-il plus tard. Retiré dans son bureau pour rédiger sa déclaration, entouré de quelques proches, il a le visage grave, comme s’il prenait conscience des responsabilités à venir en cas de victoire. «N’ayez pas peur, chers compatriotes, entrez dans l’espérance, déclare-t-il, solennel, reprenant une phrase d’une encyclique de Jean Paul II. N’ayez pas peur de rêver, vous, les obscurs, les petits, les sans-grade, les exclus. Ne vous laissez pas enfermer dans les vieilles divisions de la gauche et de la droite.» Il appelle les «mineurs, métallos, agriculteurs aux retraites de misère, ouvrières et ouvriers de toutes ces industries ruinées par l’euromondialisme de Maastricht» à saisir «la chance unique de redressement national. Je suis socialement à gauche, économiquement à droite et plus que jamais nationalement de France».

Aussitôt, des manifestations spontanées éclatent un peu partout. Une mobilisation populaire qui connaît son point d’orgue le 1er mai 2002, avec plus de 1,3 million de manifestants. A lui seul, le cortège parisien regroupe près de 400 000 personnes. Le Pen s’inquiète devant la montée en puissance de la mobilisation. Ce soulèvement populaire d’indignation, il ne l’avait pas vu venir. «Et si jamais ça dégénérait ? Et s’il y avait des morts ? Des affrontements ?» s’interroge-t-il. Celui qui se proclame patriote redoute que son nom soit associé à l’étincelle d’une nouvelle guerre civile entre Français. Mais les manifestations se déroulent dans le calme. Y compris celle du FN le 1er mai, encadrée par un cordon de CRS et de gendarmes mobiles jamais vu. Le Pen y fustige les profs «gauchistes» qui menacent «leurs élèves d’heures de colle s’ils ne vont pas défiler contre le diable Le Pen». Chirac refuse le traditionnel débat de l’entre-deux-tours. Au soir du dimanche 5 mai, la messe est dite. Le Pen réunit à peine 18 % des voix. La levée en masse a eu raison de lui. Il n’ira pas plus haut, ce second tour est son bâton de maréchal. Pas question pour autant de passer la main. Il ne lâchera rien.

L’arrivée de la «night-clubbeuse»

Entre les deux tours de la présidentielle de 2002, les responsables du parti avaient été très sollicités pour se relayer sur les plateaux télé et n’arrivaient plus à fournir. Alain Vizier, sorte de grand chambellan responsable des relations presse du patron, détenteur d’un certain nombre de ses secrets, s’était alors tourné vers Marine Le Pen, qui dirige le service juridique du FN. Il la pousse à aller à la télévision. Sous l’œil admiratif du père, la jeune femme y discourt avec aisance sans se laisser impressionner. Au point que les grands médias, télés et radios, la réclament. L’irrésistible ascension de Marine Le Pen au sein de l’appareil du parti vient de commencer. Et dès le départ, cette montée en puissance de la fille du chef énerve la vieille garde. Marine Le Pen a tiré les leçons des manifestations de l’entre-deux-tours. Elle a conscience que l’aura sulfureuse de son père lui barrera toujours l’accès au pouvoir. Elle entreprend donc de réhabiliter son image, autant par piété filiale que par intérêt politique, et de dédiaboliser l’image du parti. Pour y parvenir, elle relance Générations Le Pen, une structure créée en 1998 par Samuel Maréchal, ancien patron du Front national de la jeunesse et longtemps compagnon de Yann Le Pen, la deuxième des filles et mère de Marion Maréchal. La résistance s’organise. En 2003 au congrès de Nice, des consignes de vote circulent sous le manteau pour qu’elle soit la plus mal élue au comité central. Le Pen laisse éclater sa colère lors d’une réunion convoquée au débotté et la bombarde illico vice-présidente du parti. Les accusations de népotisme pleuvent à nouveau contre les «Grimaldi de Montretout».

Jean-Marie Le Pen n’en a cure. Deux échéances se profilent : les régionales et les européennes de 2004. Elu pour la première fois en Paca en 1992, Jean-Marie Le Pen va voir sa candidature rejetée par le préfet au motif que sa domiciliation fiscale n’est pas clairement établie. Cela lui coûte son siège pour cinq ans. En juin, la composition des listes européennes décidée par Le Pen lui-même va cristalliser les oppositions contre sa fille. Marie-France Stirbois, écartée d’une position éligible, attaque celle que les «tradis» du Front ont surnommée la «night-clubbeuse» à cause de sa jeunesse turbulente. Marine Le Pen s’était déjà attiré les foudres des cathos traditionalistes menés par Bernard Antony à cause de ses propos sur l’avortement. Mais son père la protège et la fille, tête de liste en Ile-de-France, fait son entrée au Parlement européen.

Les relations de Le Pen avec sa fille vont connaître un brusque coup de froid en 2005. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol, Jean-Marie Le Pen déclare qu’en France «l’occupation allemande n’a pas été aussi inhumaine que cela» – propos pour lesquels il sera à nouveau ­condamné. Les efforts entrepris par Marine Le Pen pour dédiaboliser l’image de son père sombrent avec cette phrase prononcée à deux ans de la présidentielle. Elle décide alors de prendre le large et se retire de certaines instances du parti. Dans ce bras de fer, c’est la fille qui remporte la manche. «Marine Le Pen s’est alors rendu compte que si Le Pen avait inscrit le FN dans la durée, elle seule pouvait lui offrir un avenir», confie un de ses proches. Elle ne le clame pas sur les toits, mais sa décision est prise. Elle briguera la succession de son père. Cela réjouit intérieurement le vieux chef, heureux de voir son nom se perpétuer à la tête de «son» parti. Et tant pis pour le dévoué Gollnisch : «Parfois, le destin des dauphins est de s’échouer», conclut Le Pen. Sa fille devient sa directrice de campagne pour la présidentielle 2007. Pour cette dernière candidature, Le Pen appelle à l’«union des droites nationales». Mégret répond favorablement. Une photo de réconciliation entre les deux hommes est même prise sur le perron de Montretout. Une nouvelle fois, Le Pen a du mal à réunir les parrainages, mais 507 paraphes sont déposés triomphalement le jour limite au Conseil constitutionnel. Loin de rééditer son exploit de 2002, Le Pen arrive en quatrième position, avec 10,44 % des suffrages (3,83 millions de voix). Le rouleau compresseur Sarkozy est passé par là.

Le père face à la fille

Aux législatives, le FN passe sous la barre des 5 % avec 4,29 % des voix. Sa dotation publique s’en trouve sérieusement amputée. Au point qu’il faut mettre en vente le Paquebot, le siège du parti à Saint-Cloud. Lors du 13e congrès, en novembre 2007 à Bordeaux, Le Pen se fait réélire pour trois ans à la tête du FN. Mais surtout, le père remet à sa fille les clés de la boutique : Marine Le Pen est nommée vice-présidente exécutive en charge de l’intérieur, c’est-à-dire de la formation des militants et des cadres, de la communication, et de la «propagande». Gollnisch, qui a vu sa délégation générale supprimée, devient vice-président exécutif chargé des affaires européennes et internationales. «Il est bien, Bruno Gollnisch, il a beaucoup de qualités. Il parle japonais», avait un jour ironisé Le Pen sur son second qu’il n’a jamais vraiment tenu en haute estime. «C’est simple, Marine fait tout et Bruno s’occupe du reste», résume un cadre du FN. Les deux candidats à la succession se mettent alors en campagne. Bruno Gollnisch défend les fondamentaux du FN et une ligne dure, Marine Le Pen court d’apéritif militant en banquet républicain et visite l’intégralité des fédérations. Son père ne révèle que le 12 avril 2010 devant le bureau politique qu’il ne se représentera pas à la tête du parti. Dans la foulée, il annonce qu’il soutient sa fille. Au 14e congrès, qui se tient à Tours à la mi-janvier 2011, Marine Le Pen est élue à la présidence du FN avec un peu plus de 67,6 % des voix, contre 32,25 % pour Gollnisch. Jean-Marie Le Pen en devient le président d’honneur.

«On ne peut pas s’en passer. Mais le problème, c’est s’il parle. Et personne ne peut empêcher Le Pen de parler.» Marie-Christine Arnautu, porte-parole de Marine Le Pen, résume le dilemme de la campagne présidentielle du FN en 2012. Marine Le Pen engrange 17,90 % des voix, mieux que son père en 2002 (16,86 %). Aux législatives, une jeune députée fait son entrée au Palais-Bourbon : Marion Maréchal-Le Pen. Pour le plus grand bonheur de son grand-père qui la couve des yeux. La relève est assurée. Mais Le Pen ne se contente pas de couler des jours paisibles dans sa propriété de Rueil-Malmaison en compagnie de son épouse, Jany, et de leurs animaux de compagnie. Chaque jour, il se rend à Nanterre, où se trouve le nouveau siège du parti, baptisé le Carré, prend un café avec la secrétaire de la présidente et continue à avoir un œil sur la vie du FN, à distiller ses conseils plus ou moins bienvenus. Pas question pour lui de se contenter de cultiver son jardin.

La coexistence entre le père et la fille prend donc fin en 2015. Interrogé au micro de RMC sur ses propos sur les chambres à gaz, Le Pen persiste et signe : «Ce que j’ai dit correspondait à ma pensée que les chambres à gaz étaient un détail de l’histoire de la guerre, à moins d’admettre que ce soit la guerre qui soit un détail des chambres à gaz.» Propos qui lui vaudront d’être à nouveau condamné en 2018. Cette fois, pour sa fille, c’est la goutte de trop. La guerre des Le Pen est ouverte. Elle engage une procédure disciplinaire contre son père et l’invite à se retirer de la vie politique. Le 4 mai 2015, le bureau exécutif du FN le suspend de sa qualité d’adhérent (la rupture politique se double d’un déménagement puisque Marine quitte alors la maison qu’elle occupait dans le domaine de Montretout, accusant les chiens de son père, Sergent et Major, d’avoir tué son chat). Le conflit politique et familial se poursuit devant les tribunaux où il obtiendra gain de cause. Le 20 juin 2017, il se voit refuser l’accès au bureau politique par sa fille. Début 2018, il brandit la menace de participer au 16e congrès, lors duquel les militants doivent voter la suppression de la présidence d’honneur. Finalement, il y renonce. Pour la première fois de sa vie, Le Pen s’est résolu à ne pas livrer bataille.

Tout au long de sa carrière politique, Le Pen aura entremêlé vie familiale et intérêts politiques, se servant de ses filles pour assurer la pérennité de son nom sur les affiches du parti. Il aura considéré le FN comme son bien propre, au point de se servir des finances du parti pour ne pas avoir à trop piocher dans sa cassette personnelle. Le Pen aura connu la Seconde Guerre mondiale, traversé trois républiques, participé aux guerres de décolonisation, marqué de son empreinte la politique française pendant une carrière de plus de soixante ans. Jamais il n’a dit mot sur la place qu’il souhaitait laisser dans l’histoire. Comme s’il avait traversé la vie publique en jouisseur, faisant remonter à la surface les parts d’ombre d’une France qui changeait d’époque. Avec la nostalgie des temps révolus et le plaisir de bousculer une société qu’il jugeait trop policée. Le Pen a toujours dit vouloir reposer à la Trinité-sur-Mer auprès des siens, dans la petite ville de pêcheurs où le nom de son père a finalement été gravé sur le monument aux morts. Un retour dans sa France du passé, loin des effets de tribune et de la haine qu’il aura prêchée.

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