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Gangs Tamouls

Dans les hôpitaux, «on va devoir continuer à ramer et tout le monde s’en fout»

Harassés après la première vague, gratifiés d’une augmentation jugée insuffisante et souffrant d’un manque persistant de moyens, les soignants appellent à une journée de mobilisation ce jeudi.
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par Frédéric Béziaud
publié le 28 octobre 2020 à 14h06


Sous-effectif

C’est que l’hôpital ne peut plus compter que sur ses seules forces. Les solutions activées dans l’urgence en mars pour pallier le manque de soignants sont aujourd’hui «limitées» pour ne pas dire «absentes». Le recours aux déprogrammations massives (80 % des interventions chirurgicales annulées à l’AP-HP au printemps), qui avait permis de redéployer en interne une armée de soignants ? «Impossible si la population n’est pas totalement reconfinée», affirme le professeur. Et d’illustrer : «Avec les accidents de la route, les services de traumatologie tournent à plein régime.» Aucune aide non plus à attendre des personnels de santé venus des régions épargnées par l'épidémie. «Le coronavirus touche toutes les grandes agglomérations et le problème du sous-effectif à l’hôpital est général», tranche Riou. Faire encore appel aux étudiants ? «Les 4 500 étudiants de médecine et infirmiers qui étaient venus prêter main-forte aux hôpitaux de l’AP-HP au printemps sont aujourd’hui en formation dans les services.»

Pénurie

Tout repose donc sur les soignants en poste. Or le cœur n’y est plus. «Le personnel paramédical est épuisé, témoigne Sophie Crozier, neurologue à la Pitié-Salpêtrière. Les mensonges sur les masques et les promesses non tenues ont créé de la défiance.» Les hausses de salaire accordées dans le cadre du Ségur de la santé n’ont pas suffi à apaiser les esprits. «Vu d’où on part, ce n’est pas la hausse de salaire de 180 euros par mois accordée à l’arrache qui va redonner de l’attractivité au métier, s’agace une infirmière de Bichat, à Paris. Ça ne va pas permettre d’en finir avec le sous-effectif. On est épuisés, on va devoir continuer à ramer, et tout le monde s’en fout.» Ce jeudi, la CGT, SUD, les collectifs Inter-Urgences, Inter-Blocs et Inter-Hôpitaux ont lancé un appel à une journée de mobilisation nationale. Objectif : obtenir «une revalorisation significative des salaires» et «des embauches massives immédiates».

De fait, le manque de soignants n’est pas près de se résorber. Un document présenté fin septembre à la commission médicale d'établissement de l’AP-HP, que Libération s’est procuré, le confirme. Malgré le recrutement cet été de 1 371 infirmières tout juste sorties d'école, le niveau de l’emploi infirmier n’atteint même pas celui de septembre 2019. Sur les 950 postes ouverts et budgétés, 450 sont toujours officiellement vacants, faute de candidats. La pénurie touche particulièrement les infirmières de bloc opératoires, premières à être sollicitées en cas de crise sanitaire : sur 480 postes ouverts, 50 n’ont pas trouvé preneurs…

«L’hôpital, c’est le tonneau des Danaïdes, regrette le professeur Christophe Trivalle, chef du service pédiatrie de l’hôpital Paul-Brousse à Villejuif (Val-de-Marne). Les embauches ne compensent pas les départs. En réalité, la direction admet que c’est aujourd’hui près d’un millier d’infirmières qui manquent pour faire tourner correctement les services.» Et le problème est national. ­Selon la Fédération hospitalière de France, il y avait, avant la crise, 25 % à 30 % de postes vacants dans les métiers paramédicaux. «Le ­tableau n’a pas beaucoup changé, admet son président, Frédéric Valletoux. Le manque de soignants, c’est vrai à Gonesse [Val-d’Oise] comme à Colmar [Haut-Rhin].»

Le retour de la bureaucratie hospitalière, sitôt passée la première vague épidémique, a fini d’exaspérer les soignants. «Les rapports avec la direction avaient changé du tout au tout au moment de la crise sanitaire, explique une cadre de santé de l’hôpital Necker, à Paris. Il suffisait que je demande du personnel ou du matériel, et le lendemain, j’avais tout. On se sentait écouté.» Le 11 mai, jour du déconfinement, la parenthèse enchantée se referme brutalement. «On nous a repris le matériel et on a perdu les renforts, se souvient la cadre. Malgré tout, on pensait pouvoir souffler. Mais nos patients non Covid sont revenus en masse, et leur état s'était aggravé vu que leur traitement n’avait pas été ajusté pendant le confinement. C'était comme si on touchait le fond une deuxième fois.»

Epuisement

Au service gériatrie de Paul-Brousse, l’expérience est similaire : «La première vague, c'était très dur psychologiquement, tant on a eu de décès. Mais question conditions de travail, c'était exceptionnel, raconte le professeur Trivalle. Dès qu’on s’est transformé en unité Covid aiguë, une infirmière n’avait plus à s’occuper de 30 patients mais de 10. Ça change tout. Le problème, c’est qu’en mai, nos renforts sont partis.» Retour aux cadences infernales et aux plannings peu respectueux de la vie de famille.

Selon un sondage réalisé début octobre auprès de ses membres par l’ordre national des infirmiers, les situations d'épuisement professionnel ont doublé en quelques mois… La réponse d’Emmanuel Macron il y a une semaine aux hospitaliers («ce n’est pas qu’une question de moyens, c’est une question d’organisation») a plutôt accentué le malaise. Conclusion d’un membre du conseil de surveillance de l’AP-HP : à moins de stopper net l'épidémie, l’hôpital va «droit dans le mur».

Nathalie Raulin