Les fourgons de police bleu et blanc arrivent par deux et trois et pilent devant la foule massée autour des rues – dont l'accès est bloqué – situées autour du centre de détention où se trouve Alexeï Navalny à Moscou. Par groupe de dix ou douze, les policiers vêtus de leur tenue antiémeute complète – casque, visière et protections – surgissent des véhicules et foncent au hasard sur les manifestants, qui tentent de se disperser en courant. «Fascistes ! Honte !» crient certains manifestants.
Des milliers de manifestants ont à nouveau arpenté les rues de plus de 85 villes de Russie ce dimanche, pour le deuxième week-end consécutif, pour protester contre l’incarcération de l’opposant Alexeï Navalny, arrêté le 17 janvier à son retour en Russie. Il remettait les pieds pour la première fois dans son pays après sa convalescence à Berlin après son empoisonnement le 20 août au gaz innervant Novichok, dont il accuse le président Vladimir Poutine d’être responsable.
Malgré les nombreuses menaces et mises en garde des autorités russes, sans parler des rafles opérées ces derniers jours parmi les soutiens de Navalny dans tout le pays, les Russes se sont à nouveau déplacés pour cette nouvelle action de mobilisation. Face à eux, le nombre de forces de l'ordre était phénoménal.
Plus de 4 800 personnes ont été interpellées, dont au moins 80 journalistes, selon les chiffres provisoires de l'ONG OVD Info, spécialisée dans le suivi des manifestations. Plus de 1 300 personnes ont été arrêtées à Moscou, dont la femme d'Alexeï Navalny, Youlia Navalnaïa, interpellée alors qu'elle s'était déplacée pour manifester. Elle a été libérée quelques heures plus tard. La police a arrêté près d'un millier de manifestants à Saint-Pétersbourg. Plus de 4 000 personnes avaient déjà été interpellées lors des précédentes manifestations le week-end dernier.
«J’aurais eu honte de rester chez moi»
Igna, 23 ans, Maria, 18 ans et Svetaslav, 26 ans, trois étudiants moscovites, viennent de s'enfuir dans une des rues adjacentes. Ils ne comprennent pas ce déploiement des forces de l'ordre. «On est venus en tramway. Combien de policiers, de forces antiémeutes, de militaires sont déployés ? C'est absurde et effrayant. On dirait qu'il y a une guerre civile ! On est venus simplement pour demander la libération de Navalny et de tous les prisonniers politiques car leur détention est illégale», déclarent-ils.
Malgré la peur d'être arrêtée, Igna ne voyait pas comment faire autrement : «J'aurais eu honte de rester chez moi.» «Il faut sortir, sinon personne ne saura ce qui se passe et ce que fait la police», renchérit son ami Svetaslav, qui a l'habitude de manifester. Irina, 26 ans, et Ruslan, 23 ans, deux amis venus manifester ensemble, sont dans le même état d'esprit. «On en a marre de cette politique répressive, on veut du changement.»
A Moscou, ce dimanche.
Photo Alexander Zemlianichenko. AP
Initialement, le rassemblement à Moscou était prévu place de la Loubianka sous les fenêtres du siège du FSB, les services de sécurité, en plein centre de Moscou. Le quartier ayant été complètement bouclé par les autorités – fermeture de huit stations de métros, rues bloquées –, les équipes de Navalny ont déplacé le lieu du rassemblement peu de temps avant l’heure prévue, fixée à midi.
C’est alors un véritable jeu du chat et de la souris qui s’est engagé entre la foule et les forces de l’ordre, rappelant ce qu’on a pu observer ces derniers mois au cours des manifestations dans la Biélorussie voisine. Dès que les manifestants se rassemblaient quelque part, les forces de l’ordre se déployaient massivement et procédaient à des arrestations, enfermant les manifestants dans les dizaines de fourgons de police disséminés en nombre tout autour.
«Poutine voleur»
Mais la foule, jeune et réactive, n’a cessé de se disperser rapidement pour réapparaître ailleurs. Connectés en permanence grâce aux réseaux sociaux, les manifestants suivaient les consignes données notamment via le compte de l’état-major de Navalny sur la messagerie Telegram. Entre deux chasses à l’homme, ils brandissaient des pancartes «Liberté pour Navalny» ou «Poutine est un voleur», avant de s’éclipser en courant devant l’avancée des policiers.
A Saint-Pétersbourg, la foule chantait «à bas Poutine comme le Tsar», alors qu’à Novossibirsk en Sibérie, troisième ville de Russie, plus de 5 000 personnes ont bravé le froid en hurlant «liberté» et «Poutine voleur». A Iakoutsk, où la température atteignait les moins 40 degrés Celsius, à Omsk ou Iekaterinbourg, où au moins 7 000 personnes s’étaient déplacées, les mêmes scènes se sont répétées toute la journée.
Aux Etats-Unis, le nouveau secrétaire d'Etat américain Antony Blinken a dénoncé les «tactiques brutales» de la police contre des «manifestants pacifiques», alors que l'Union européenne a également regretté les «arrestations massives» et «l'usage de la force disproportionné» des forces de l'ordre. «Les gens doivent avoir la possibilité d'exercer le droit de manifester sans crainte de répression. La Russie doit respecter ses engagements internationaux», a tweeté le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell. Ce dernier doit se rendre à Moscou du 4 au 6 février pour demander la libération d'Alexeï Navalny et discuter de la normalisation des relations entre Moscou et l'UE. Ce sera la première visite en Russie d'un chef de la diplomatie européenne depuis 2017.