Toutes les semaines, Libération fait le point sur l'actualité de la campagne présidentielle américaine, en vue du duel qui opposera Donald Trump à Joe Biden le mardi 3 novembre.
A voté !
A 8 heures du matin en Virginie, 14 heures à Paris, les tout premiers bureaux de vote ont ouvert pour le scrutin du 3 novembre. Trois autres Etats – Wyoming, Dakota du Sud et Minnesota – entament aussi ce vendredi le vote par anticipation.
C’est l’une des spécificités du système électoral américain, complexe et décentralisé : dans de nombreux Etats, fin de campagne et opérations de vote, en personne ou par courrier, se chevauchent allègrement.
Headlines
• Un clash Biden/Trump sur fond d'incendies monstres dans l'ouest du pays et, plus largement, d'une année cata sur le front climatique. «Ça finira par se refroidir, vous verrez», a lancé lundi en Californie le Président, taxé de «pyromane du climat» par son rival démocrate (voir Social Networks, ci-dessous).
• La ville de Louisville (Kentucky) a accepté mardi de verser 12 millions de dollars de dédommagements à la famille de Breonna Taylor, femme noire de 26 ans tuée chez elle dans son sommeil lors d'un raid de la police, en mars. L'enquête pénale contre les officiers, elle, n'avance pas.
• Enième accusation d'agression sexuelle contre Donald Trump. La victime présumée, l'ex-mannequin Amy Dorris, s'est confiée au Guardian. Les faits remontent à 1997. La défense du Président, accusé par près de 70 femmes, dénonce une machination «politique».
My 2 cents
Toutes les semaines, le billet de notre correspondante aux Etats-Unis, Isabelle Hanne.
Les Américains aiment se faire peur. Bercés par les récits postapocalyptiques des blockbusters, «preppers» paranos biberonnés au survivalisme. Je me rassure ainsi lors des conversations sur l'eschatologie trumpienne, de plus en plus fréquentes à mesure que l'élection approche. Des amis américains, la petite quarantaine progressiste, se renseignaient cet été pour acheter des armes. Ni le profil du chasseur passionné ni celui du conspirationniste amoureux des fusils d'assaut. Mais cette rengaine : «On sait jamais.»
Ils ne sont pas les seuls. Entre la panique de la pandémie, l'agitation autour des manifestations antiracistes et la rhétorique de la peur de Trump, qui agite le spectre du «chaos» dans les villes, les Américains se sont rués sur les armes, pour des records de vente depuis le printemps. Il ne s'agit pas que de collectionneurs d'AR-15, adulateurs du sacro-saint deuxième amendement craignant qu'un Biden élu vienne confisquer leurs fusils : 40% de ces nouveaux acquéreurs ne possédaient pas d'armes.
Des collègues journalistes américains sont nombreux à être équipés en masques à gaz – remarquez, c'est pratique pour les lacrymos, et pour le Covid. Ils s'interrogent désormais sur l'opportunité de porter un gilet pare-balles pour couvrir les manifestations, où les armes sont de plus en plus ostensibles. Les heurts entre groupes d'autodéfense armés et manifestants Black Lives Matter ou activistes de la mouvance antifa ont fait trois morts fin août. Les milices blanches d'extrême droite sont particulièrement de sortie cette année. Galvanisées par Donald Trump, qui martèle que ses adversaires, gouverneurs démocrates en tête, conspirent à truquer le scrutin, «seule façon» pour lui de «perdre».
Social Networks
Les impressionnantes images de San Francisco recouverte d'une lumière noir orange ou des feux qui ravagent de très nombreuses forêts en Californie n'ont visiblement pas beaucoup ému Donald Trump. En déplacement dans le Golden State cette semaine, il s'est fendu lors d'une table ronde d'une tirade qui a immédiatement fait le tour des réseaux sociaux face au directeur de l'Agence de protection des ressources naturelles de Californie, Wade Crowfoot. Alors que ce dernier lui exposait les conséquences directes du changement climatique sur son Etat, Trump lui a simplement rétorqué : «OK. Ça finira par se refroidir. Vous verrez.» «J'aimerais que la science soit d'accord avec vous», a sobrement rétorqué Crowfoot. «Je ne crois pas que la science sache, à vrai dire», lui a répondu un Trump tout sourire :
"It'll start getting cooler," Pres. Trump claims as California's Sec. for National Resources Wade Crawfoot calls on him to work with the state to combat the effects of climate change.
— ABC News (@ABC) September 14, 2020
"I wish science agreed with you," Crawfoot replies. https://t.co/TUOumoYy9M pic.twitter.com/X2OXYyOxb2
Cet argumentaire est un grand classique de Trump, qui n'a jamais hésité à présenter le changement climatique comme un «hoax», parfois un «hoax inventé par les Chinois». Joe Biden, lui, a réagi à cette vidéo d'un tweet simple : «La science sait.»
Ca$h
Pas franchement une gestion de bon père de famille : sur le 1,1 milliard de dollars levés entre début 2019 et cet été par la campagne Trump et le Parti républicain, plus de 800 millions ont déjà été engloutis. Soit presque le double du montant dépensé par Joe Biden (414 millions de dollars depuis avril 2019). Viré mi-juillet, l'ex directeur de campagne Brad Parscale a été accusé par un stratège républicain d'avoir flambé «comme un marin ivre». Sous l'impulsion de son successeur, Bill Stepien, la Team Trump se serre la ceinture. En septembre, elle a dû annuler une campagne de spots télévisés dans le Nevada pour investir dans d'autres Etats pivots, comme la Floride ou l'Arizona. Mardi, le président-milliardaire s'est dit prêt à «contribuer financièrement» à la campagne sur sa fortune personnelle, comme il l'avait fait en 2016 (à hauteur de 60 millions de dollars).
Pendant ce temps, Biden, dont les caisses étaient quasi vides au sortir des primaires au printemps, a réalisé une levée de fonds record de 364 millions de dollars (210 pour Trump) en août, permettant à sa campagne d’arroser les Etats clés de millions de dollars de clips de campagne. Dimanche, son ex-opposant lors des primaires Mike Bloomberg a annoncé investir 100 millions pour le soutenir en Floride. La campagne Trump occupe toutefois beaucoup plus le terrain, avec de gros meetings (sans masques, en intérieur) et de fréquentes apparitions à la télévision. Biden, lui, se limite à des événements très réduits, comme ce jeudi soir sur CNN, avec quelques dizaines de spectateurs installés… dans leur voiture, sur un parking en Pennsylvanie.
Top charts
Il a beau s'être vanté d'avoir reçu des «lettres d'amour» de Kim Jong-un, Donald Trump n'a plus du tout la cote sur la scène internationale. Son unilatéralisme débridé avait déjà sérieusement écorné son image et celle des Etats-Unis. Sa gestion calamiteuse du coronavirus n'a rien arrangé. Selon la dernière étude internationale du Pew Research Center, publiée mardi, seuls 34% des sondés ont une bonne image des Etats-Unis. En France, ils sont seulement 31% en France, le résultat le plus bas depuis 2003 et la guerre en Irak. Menée dans treize pays (Japon, Australie, Canada, Corée du Sud et neuf pays européens), l'enquête est calamiteuse pour Trump, à qui seuls 16% des sondés disent faire confiance. Pire que les présidents chinois Xi Jinping (19%) et russe Vladimir Poutine (23%). Certains partisans du président américain y verront la preuve de sa défense passionnée des intérêts américains, et tant pis si cela froisse les alliés. Côté démocrate, on y voit surtout l'ampleur des dégâts et de la tâche pour regagner la confiance du monde. «Je serai un président solidaire de nos alliés et amis, et je dirai clairement à nos adversaires que le temps des flirts avec les dictateurs est révolu», promettait Joe Biden le mois dernier, en clôture de la convention démocrate.
Pandemic
C'est un cap que les Etats-Unis ne devaient pas franchir. Trump le 27 février : «Un jour, c'est comme un miracle, ça disparaîtra.» Puis le 29 mars : «Si on arrivait à maintenir [le bilan] à 100 000 morts […], nous [aurons] fait un très bon boulot.» Six mois plus tard, le bilan officiel de l'épidémie de Covid-19 dans le pays va dépasser les 200 000 morts. Officiel car, en réalité, comme l'expliquait le New York Times mi-août, ce bilan unique au monde (le Brésil, second pays le plus touché en valeur absolu, compte environ 135 000 morts selon l'université Johns-Hopkins) a en réalité été atteint il y a des semaines. Donald Trump, pourtant, n'en démord pas : face à la pandémie, «on a fait du très très bon boulot, que vous appeliez ça du talent ou de la chance», s'est-il félicité mardi lors d'une réunion publique sur ABC News.
Un avis que ne partage pas Olivia Troye, ancienne conseillère du vice-président, Mike Pence, qui a fait partie de la task force gouvernementale sur le coronavirus. Dans une vidéo diffusée jeudi par un groupe baptisé Electeurs républicains contre Trump, où on la voit dans le Bureau ovale et dans l'avion présidentiel, elle critique sévèrement la gestion de la Maison Blanche : «Mi-février, nous savions que […] le Covid allait devenir une pandémie majeure aux Etats-Unis. Mais le président ne voulait pas l'entendre, ses principales préoccupations étant que nous nous trouvions en année électorale. Il veux voir la manière dont cela va affecter son bilan, qu'il considère comme réussi.» Elle conclut : «J'ai été républicaine toute ma vie, et je voterai pour Joe Biden car je pense sincèrement que nous sommes dans un moment de crise constitutionnelle. A ce stade, le pays passe avant le parti.»
US Congress
La désignation du prochain président des Etats-Unis n'est pas le seul enjeu du 3 novembre. Comme tous les deux ans, les électeurs américains renouvelleront aussi un tiers du Sénat et la totalité de la Chambre des représentants, les deux assemblées du Parlement (Congress en VO). Majoritaires depuis 2018 à la Chambre, les démocrates espèrent y conserver cet avantage… et conquérir le Sénat, perdu il y a six ans. Un objectif raisonnable : sur les 35 sièges en jeu début novembre, il n'y a que 12 sénateurs démocrates sortants, contre 23 républicains. Faire basculer quatre sièges du rouge au bleu suffirait à changer la majorité sénatoriale.
Ce qui inquiète fortement le Parti républicain. Un mémo interne liste ainsi dix Etats à risque, dont quatre où le ballottage serait même très défavorable : le Colorado, la Caroline du Nord, le Maine où la sortante Susan Collins se représente pourtant pour un cinquième mandat et l'Arizona qui a élu il y a deux ans sa première sénatrice démocrate depuis 1988. D'autres bastions rouges pourraient tomber, comme le Kansas, qui n'a envoyé aucun démocrate au Sénat depuis… 1939 ! Mais les républicains espèrent aussi conquérir des sièges, ce qui pourrait leur sauver la mise : ils visent notamment celui occupé depuis fin 2017 par le démocrate Doug Jones, en Alabama, terre habituellement républicaine.
Four more years ?
Un regard dans le rétroviseur sur les précédentes élections ayant concerné un président américain sortant. Cette semaine : 1972, Nixon malgré le Vietnam.
Successeur de J.F. Kennedy après son assassinat, Lyndon Johnson renonce à se représenter en 1968, sur fond de guerre du Vietnam, laissant la place à Richard Nixon. Quatre ans plus tard, la réélection de ce républicain est loin d’être garantie. La situation s’est encore enlisée au Vietnam qui reste au cœur de toutes les discussions ; mais les divisions du Parti démocrate suffiront. Miné par une campagne complètement ratée en 1968, celui-ci a décidé de démocratiser le processus de désignation de son candidat, premier pas vers le système actuel des primaires et des caucus généralisés. Mais George McGovern, plébiscité par les électeurs démocrates, est boudé par les cadres du parti, qui se sentent privés de leur privilège de choisir leur candidat. Ce n'est là qu'une première embûche pour lui.
Fraîchement désigné, il doit ainsi se séparer à trois mois de l’élection de son candidat à la vice-présidence, Thomas Eagleton, à cause de son passé psychiatrique. Malgré sa promesse de mettre fin à la guerre du Vietnam, McGovern ne parviendra jamais à faire le poids face à Nixon. Ni à contredire le portrait que font de lui les républicains, celui d’un dangereux gauchiste, pro-avortement, pro-drogues, pro-amnistie. Le 7 novembre 1972, il encaisse l’une des plus mémorables roustes de l’histoire des présidentielles américaines : 28,9 millions de voix contre 46,7 millions pour Nixon et, surtout, seulement deux des 51 Etats en jeu, Washington D.C. et le Massachusetts. Réélu triomphalement par 520 grands électeurs à 17, Nixon va néanmoins rapidement déchanter : deux ans plus tard, il démissionnera des suites du scandale du Watergate, précisément né au cours de cette campagne de 1972.