«Dans la continuité d'Abe» : c'est ainsi que Yoshihide Suga présente sa politique à venir, une phrase qui a fait la une de tous les journaux et lui vaut le soutien de cinq des sept factions du Parti libéral-démocrate (PLD). Elu lundi à la tête du parti, et avant d'être probablement nommé Premier ministre mercredi par le Parlement, il fera «du Abe sans Abe en louant son prédécesseur», résume le politologue Koichi Nakano de l'université Sophia à Tokyo.
Cela vaut avant tout pour la politique des «Abenomics», encore au milieu du gué, malgré des plans de soutien massifs pour éviter la récession. «Avec la gestion de la crise du coronavirus, le redressement économique, l'emploi, la croissance sont la priorité», a répété samedi Suga lors d'un débat avec ses deux concurrents, plus enclins à dénoncer les défauts et insuffisances des mesures prises ces dernières années. Le pays a connu une chute du PIB de 7,8 % au deuxième trimestre par rapport au précédent.
«Grande inconnue»
Interrogé sur la lutte contre la dénatalité et la place des femmes, Suga propose le remboursement des traitements contre l’infertilité et vante le fait que davantage de mères travaillent grâce à des aides renforcées et à la gratuité de la maternelle. L’objectif de 30 % de femmes aux postes d’encadrement est cependant reporté de dix ans, à 2030. Le PLD, qu’il dirige depuis lundi, ne donne guère l’exemple : les chefs sont tous des hommes qui ont largement dépassé l’âge de la retraite. En dépit de nombreuses interventions en conférences de presse ou sur les plateaux télés ces derniers jours, Suga n’a pas dit un mot sur le réchauffement climatique et ses conséquences, un sujet qui n’est jamais un thème de campagne électorale au Japon. Il a en revanche insisté sur sa volonté, obsessionnelle, de faire baisser les factures de télécommunications mobiles ou de créer une Agence du numérique, compte tenu du retard considérable pris par le Japon dans ce domaine. C’est sur le front intérieur que Suga veut mettre l’accent, sur ce qui préoccupe le plus les citoyens très repliés sur leur pays et rétifs au changement.
«La grande inconnue, c'est la diplomatie, il n'a pas d'expérience», confirme le politologue Yu Uchiyama, de l'université de Tokyo. «J'ai été impliqué dans toutes les grandes décisions. Il est important de continuer la politique d'Abe, mais je le ferai à ma façon», répond Suga, citant les relations commerciales et accords de libre-échange. Abe a fait le tour du monde, s'est affiché ami tant avec le président américain Trump, qu'il appelle publiquement Donald, qu'avec Vladimir Poutine. Mais, même s'il l'a rendue plus visible, la politique extérieure nippone en sort-elle grandie ? Pas vraiment, répond Toru Iwami, professeur émérite de l'université de Tokyo : «La coopération avec les Etats-Unis [une subordination, ndlr] et les relations avec la Chine n'ont pas beaucoup changé. La politique envers la Corée du Nord et la Russie n'a pas été couronnée de succès. Le seul changement qui a le soutien du peuple est la politique [ferme] à l'égard de la Corée du Sud», sur fond de déclin économique du Japon et de réussite relative de Séoul.
«Il est très probable que Suga ne sera pas aussi pressé qu'Abe d'avancer sur la réforme de la Constitution, de même qu'il n'aura sans doute pas le même souci de laisser une trace dans l'histoire à travers les Jeux olympiques et paralympiques», estime l'essayiste et historien Masahiro Yamazaki. «Contrairement à l'ex-ministre de la Défense Ishiba [candidat récurrent au poste de Premier ministre], Suga ne dresse jamais le portrait de la société japonaise qu'il souhaite, il s'en tient à des petites propositions. Je ne pense pas qu'il ait une vision politico-diplomatique pour le pays», analyse Isoko Mochizuki, journaliste et essayiste.
«Débat clos»
Si le PLD soutient en masse Suga, c'est surtout parce que les dirigeants du parti sont certains qu'il n'ira pas sortir les cadavres des placards du gouvernement Abe, car c'est lui qui les y a mis. A chaque scandale éclaboussant le Premier ministre ou ses proches, et il y en a eu beaucoup en près de huit ans, Suga a toujours été là pour rembarrer les journalistes curieux, quitte à les humilier publiquement. «Demandez au ministre des Finances», «je n'ai pas à répondre à vos questions», «le débat est clos». «Son attitude ne changera pas, il ne fera pas un retour honnête sur le passé», juge la journaliste Mochizuki, celle qui a le plus essuyé l'ire de Suga porte-parole du gouvernement.