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Diplomatie

Normalisation arabo-israélienne : Trump se vend en marchand de «paix»

Le chef de l’Etat américain doit présider ce mardi à Washington, en présence de Benyamin Nétanyahou, la signature de l’accord entre les Emirats arabes unis, Bahreïn et Israël.
A l’aéroport d’Abou Dhabi le 31 août. (Photo Karim Sahib. AFP)
publié le 14 septembre 2020 à 18h16

«Même les plus grands guerriers finissent par être fatigués de se battre, et ils sont fatigués.» Ainsi parlait Donald Trump vendredi dans le Bureau ovale. Le président américain venait d'annoncer que le royaume de Bahreïn se joindrait aux Emirats arabes unis pour la signature d'un «accord de paix» avec Israël ce mardi à la Maison Blanche. Nul doute que lors de la cérémonie, Trump, qui se rêve «nobélisable» d'ici le scrutin de novembre, gratifiera l'assistance d'autres hyperboles. Car l'Etat hébreu, séparé des deux pétromonarchies par des milliers de kilomètres de sable saoudien, n'a jamais été en guerre avec Abou Dhabi ni avec Manama, qui avait même hébergé en 2019 un forum dévoilant le volet économique du «deal du siècle» américain.

«Coming out»

On peut même dire qu'en une vingtaine d'années, dans l'ombre bienveillante des Etats-Unis et de l'Arabie Saoudite, Israël a forgé une alliance solide et de moins en moins occulte avec ces familles royales du Golfe, motivée par des intérêts technologiques, certes, mais surtout sécuritaires : l'Iran, le fondamentalisme… De fait, la presse arabe de gauche, elle, préfère parler de «coming out». Plutôt timide d'ailleurs : aucun des souverains ne sera sur la photo mardi, ces derniers ayant préféré envoyer leurs ministres des Affaires étrangères. Nétanyahou, lui, n'a pas hésité à quitter son pays apoplectique à l'aube du reconfinement pour en être, embarquant le directeur du Mossad, Yossi Cohen, son Talleyrand sous-marin et héritier désigné, plutôt que le chef de la diplomatie israélienne Gabi Ashkenazi, dont le tort est d'être issu d'un parti rival au Likoud.

Dominos

Quelles que soient les motivations et chausse-trapes de l'accord - dont les détails ne sont pas tous fixés et les tractations, liées à des ventes d'armes américaines, pourraient en réalité prendre des mois -, Israël veut voir dans cette normalisation avec un pan du monde arabe une validation attendue de longue date. «La face du Moyen-Orient ne va pas changer du tout au tout et on a déjà connu des retours en arrière, note Ofer Zalzberg, analyste de l'Institut Herbert-Kelman et spécialiste des conflits régionaux. Mais il y a là quelque chose d'historique dans la formulation : on parle de "normalisation totale", de "peuple à peuple", et non de "paix froide" entre dirigeants [comme avec l'Egypte et la Jordanie, ndlr]. L'appellation "accord d'Abraham" cherche à signaler une acceptation culturelle de la présence juive au Moyen-Orient, une origine commune. C'est l'opposé de la position palestinienne mainstream selon laquelle Israël est un projet colonial européen, et le sionisme étranger au judaïsme.»

Ainsi, l'Etat hébreu, qui s'est longtemps vu comme une «villa dans la jungle», veut croire son voisinage défriché, persuadé d'avoir enclenché une dynamique. C'est la théorie des dominos, qui occupe à plein temps les commentateurs israéliens. Qui sera le prochain ? Oman, le Maroc, le Soudan ? Pourquoi pas l'Arabie Saoudite ? D'autant que la Ligue arabe a refusé d'émettre une condamnation claire envers Emiratis et Bahreïnis, qui violent pourtant les fondements de l'initiative de paix arabe de 2002, laquelle conditionne toute normalisation avec Israël à la création d'un Etat palestinien dans les frontières de 1967.

Pour Nétanyahou, c'est une victoire idéologique éclatante. Opposé aux accords d'Oslo, il a toujours juré qu'un rapprochement avec le monde arabe était possible sans rien lâcher aux Palestiniens, toujours sous occupation et plus isolés que jamais. «Il nous a fallu vingt-six ans pour passer du deuxième accord de paix avec un Etat arabe [la Jordanie] au troisième [les Emirats, qui ont annoncé leurs intentions mi-août, ndlr], s'est-il réjoui. Et il nous a fallu non pas vingt-six ans mais vingt-neuf jours pour parvenir au quatrième [Bahreïn] ! Il y en aura d'autres. C'est une nouvelle ère. La paix en échange de la paix.»

Car à la différence des Emirats, qui s'étaient servis de la «suspension» des velléités annexionnistes israéliennes en Cisjordanie comme habillage moral, Bahreïn n'a réclamé aucune concession. Nétanyahou espère ainsi avoir enterré pour de bon la formule canonique de «la paix contre les territoires». Américains et Israéliens se seraient même entendus sur l'année 2024 pour relancer le dossier de l'annexion en Cisjordanie, selon les paramètres du plan Trump, et donc soumis à la réélection de l'Américain.

Pour Jared Kushner, gendre du Président chargé du dossier, «ces accords permettent [aux intéressés] de dissocier la question palestinienne de leurs propres intérêts nationaux». Les Emirats attendent de Trump des avions de chasse dernière génération, quand Bahreïn, dont la population à majorité chiite est hostile à la normalisation, espère l'implantation d'une base américaine et des batteries antimissiles. «Il ne s'agit pas d'accords de paix, mais d'accords de protection», a raillé le négociateur palestinien en chef, Saeb Erekat.

Deux alliances

Pour Ofer Zalzberg, la cause palestinienne n'en est pas pour autant obsolète. Au contraire, elle structurerait finalement tout autant que la menace iranienne les deux alliances émergentes au Moyen-Orient : Saoudiens et Emiratis d'un côté, Turcs et Qataris de l'autre, schisme surligné par ces accords de normalisation. «Soit un camp autoritaire, voire réactionnaire, aligné sur les Etats-Unis, qui cherche à promouvoir en contrepartie un islam réformiste autour d'un discours de tolérance, résume le chercheur. De l'autre, un axe lié aux Frères musulmans, qui se prétend plus démocratique et plus conservateur, autour d'une rhétorique "le peuple musulman face aux dictateurs". Conflit existentiel, quasi théologique - on l'a vu avec les fatwas contradictoires portant sur la normalisation avec Israël - où l'enjeu n'est autre que de définir ce que doit être l'Etat musulman moderne.»