«Le président Tebboune ordonne l'ouverture progressive d'El Manchar.» L'article, publié le 29 août, donne le ton. Le média satirique algérien n'a rien perdu de son humour, malgré plus de trois mois de suspension par peur de la «répression». Une semaine plus tard, le «site d'informations fausses et complètement saugrenues», considéré comme le Gorafi algérien, est à nouveau officiellement en ligne. Et les vannes à l'encontre du pouvoir en place vont déjà bon train. «Le journal n'a pas donné plus de détails sur sa nouvelle version, mais le nouvel El Manchar sera comme la nouvelle Algérie, c'est-à-dire le même mais en pire», peut-on lire dans l'article intitulé «El Manchar installe son nouveau siège dans la prison d'El Harrach», en référence à un établissement pénitentiaire où croupissent certains opposants.
«On a massacré [Bouteflika] !»
Depuis son lancement en 2013, El Manchar (qui veut dire la scie), dont la devise est «Avec des scies, on refait le monde», manie l'art du canular pour fustiger les autorités algériennes. A l'époque, Abdelaziz Bouteflika, 76 ans, brigue un quatrième mandat alors qu'il vient d'être victime d'un accident vasculaire cérébral. Il ne se déplace plus sans son fauteuil et ne fait plus que de rares apparitions publiques. Un coup de force «absurde» qui pousse Nazim Baya, jeune pharmacien algérois, à publier ses premières vannes sur une page Facebook. Fort de son succès, le site El Manchar voit le jour un an plus tard, à l'heure où «Boutef» est réélu Président. «On n'a jamais cessé de dénoncer son régime. On l'a massacré !», se rappelle Nazim. Difficile de choisir entre la blague sur la découverte de cellules porteuses d'immortalité grâce à l'ADN de Bouteflika et celle sur le concours du «ventriloque d'or» remporté par le Président.
En 2020, la donne a changé. Le gigantesque mouvement de protestation anti-régime (Hirak) a fait tomber le fantôme d'El Mouradia et les défenseurs des droits humains dénoncent une «dégradation flagrante» de la liberté de la presse depuis l'élection d'Abdelmadjid Tebboune, en décembre. «C'est beaucoup plus difficile de travailler aujourd'hui. Je réfléchis toujours à deux fois avant de partager une blague», assure Nazim, qui admet s'autocensurer. D'autant qu'en pleine pandémie, les députés algériens ont adopté un projet de réforme du code pénal pour punir plus sévèrement les auteurs de fausses informations. «Le régime a profité de la pandémie de Covid-19 pour en finir avec le Hirak et les journalistes», explique Souhaieb Khayati, directeur du bureau Afrique du Nord de Reporters sans frontières (RSF). Selon le classement mondial de la liberté de la presse établi par l'ONG, l'Algérie figure à la 146e place (sur 180) en 2020, soit 27 places de moins qu'en 2015.
«Nous devons faire avec»
Pour Nazim, le risque de subir le même sort que certains de ses confrères est trop élevé pour continuer. Alors que le site compte entre 300 000 et 600 000 visiteurs mensuels, El Manchar tire sobrement sa révérence, le 12 mai : «El Manchar, c'est fini. Nous vous remercions pour votre fidélité, votre engagement et votre complicité. Après cinq ans d'existence, nous sommes contraints de suspendre notre journal. On espère vous retrouver bientôt dans une Algérie meilleure.» L'annonce fait l'effet d'une bombe sur la scène médiatique algérienne et auprès des lecteurs. A tel point que l'équipe, composée de quatre bénévoles, est sommée de s'expliquer : «Nous n'avons pas été censurés ou bloqués par les autorités […]. Le climat de répression des libertés, les incarcérations de citoyens à la suite de leurs activités sur les réseaux sociaux nous ont conduits à réfléchir sur les risques que nous encourons.»
Merci à tous pour vos messages de soutien. Nous tenons à informer nos abonnés des raisons de la suspension de notre…
Publiée par El Manchar sur Jeudi 14 mai 2020
Cent neuf jours plus tard, l'Algérie est-elle devenue meilleure ? «Non», répond El Manchar dans l'article annonçant son grand retour. Est-elle devenue pire ? «Non plus. Les choses sont ce qu'elles sont. Nous devons faire avec.» Pour Souhaieb Khayati, ce revirement est la «seule éclaircie dans la grisaille de la liberté d'expression en Algérie». Nazim reconnaît que la date de ce retour n'a pas été choisie au hasard. Le verdict du procès du journaliste algérien Khaled Drareni, condamné à trois ans de prison ferme en août pour avoir suivi une manifestation du Hirak, sera rendu le 15 septembre : «On ne pouvait pas rester les bras croisés.» Entre le rire et la peur, El Manchar a choisi.