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Récit

Migrants : les effets de manche du Royaume-Uni contre le «laxisme» de la France

Face à la hausse des tentatives de traversée des migrants, Londres reproche à Paris de ne pas en faire assez pour les en empêcher, voire d’être «raciste».
Trois migrants en train d’essayer de traverser la Manche à bord d’un kayak pneumatique, le 16 août. (Photo Marine nationale)
publié le 24 août 2020 à 18h11
(mis à jour le 24 août 2020 à 20h11)

Ce n'est pas la première fois et sans doute pas la dernière. La Manche, frontière liquide entre le Royaume-Uni et la France, reste un sujet épineux dans les relations diplomatiques entre les deux pays. Depuis quelques semaines, face à l'augmentation des tentatives de traversée de la Manche sur des embarcations de fortune, le gouvernement populiste de Boris Johnson rejoue une partition éculée. En surface, les déclarations enflammées se succèdent, dont certaines plutôt salées en direction de la France. En gros, publiquement et à destination exclusive d'une audience nationale et d'un électorat conservateur très précis, Londres accuse Paris de ne pas en faire assez. Voire d'encourager les réfugiés à tenter la traversée. D'ailleurs, dans la bouche du Premier ministre et surtout de sa ministre de l'Intérieur, Priti Patel, ces réfugiés, venus essentiellement de pays - Yémen, Soudan, Libye - où règnent famine, guerres et chaos, ne sont pas des réfugiés mais des «immigrés illégaux». Ils ne sont pas des individus assez désespérés pour risquer leur vie mais des «briseurs de lois». Même s'il n'est pas illégal de tenter de traverser la Manche en bateau ou de demander l'asile.

Dans une conversation avec des députés conservateurs, la ministre (ultra-brexiteuse et anti-immigration) est même allée jusqu'à évoquer le fait que le «racisme» français et le risque de torture des réfugiés provoqueraient leur fuite vers l'eldorado britannique. En fait, beaucoup de réfugiés tentent la traversée parce qu'ils parlent des rudiments d'anglais, y ont déjà des connaissances ou de la famille. Et l'absence de carte d'identité au Royaume-Uni leur permet aussi plus facilement de travailler au noir, en attendant que leur dossier de demande d'asile soit examiné.

Accents guerriers

«Je sais que quand les Britanniques disent qu'ils veulent reprendre le contrôle de leurs frontières, c'est exactement ce qu'ils veulent dire», a assené Priti Patel sur Twitter avant de menacer d'envoyer des navires de la Royal Navy pour intercepter les bateaux pneumatiques. Dans des envolées aux accents guerriers, elle a annoncé la nomination d'un nouveau «commandant de la menace clandestine de la Manche», Dan O'Mahoney, un ancien membre de la marine ayant servi au Kosovo et en Irak. La ministre a aussi promis de rendre la traversée de la Manche «non viable», un choix de mots particulièrement malheureux après la récente noyade d'un jeune Soudanais.

Depuis quelques mois, Nigel Farage, qui depuis le Brexit se cherche une raison d'exister, se perche régulièrement sur les falaises de Douvres pour avertir du danger d'une invasion imminente de flots de réfugiés. Une fois de plus, le gouvernement Johnson reprend sans scrupule, appuyé par des tabloïds trop heureux de l'aubaine, sa rhétorique anti-immigration. Le Premier ministre a ainsi évoqué une révision des lois sur l'immigration une fois la période de transition du Brexit achevée, le 31 décembre. A partir de cette date, la régulation européenne Dublin III, qui permet de renvoyer des réfugiés dans les pays européens où ils sont d'abord arrivés ne sera plus en vigueur pour le Royaume-Uni. «La régulation de Dublin III est inflexible, rigide et susceptible d'abus, à la fois par les migrants et par les juristes activistes, pour empêcher le retour de ceux qui n'ont pas le droit d'être là», a déclaré un porte-parole du Home office.

Pourtant, une solution devra bien être trouvée. Londres souhaiterait reproduire en partie la régulation de Dublin, mais à travers des accords bilatéraux. Alors que les discussions sur un éventuel accord de libre-échange post-Brexit entrent dans leur dernière phase, après très peu de progrès, l’UE semble pour le moment peu disposée à accepter ce qui est une nouvelle fois perçu comme un menu «à la carte».

Bonne volonté

Côté français, on évite de jeter de l’huile sur le feu. Loin des déclarations à l’emporte-pièce, la collaboration entre les autorités françaises et britanniques sur le sujet est, en pratique, très étroite depuis plusieurs années. En 2003, la signature historique du traité du Touquet reconnaissait que la responsabilité des réfugiés tentant de rejoindre le Royaume-Uni depuis les rives françaises reposait à égalité sur Paris et Londres. La France s’engageait à contrôler la frontière, le Royaume-Uni apportait une aide financière conséquente pour financer la surveillance. Ces mesures ont été renforcées à plusieurs reprises, en 2015, pendant «la crise des réfugiés», ou après le sommet bilatéral de Sandhurst en 2018. Londres avait alors versé 50 millions d’euros pour renforcer la sécurité autour du port de Calais et de l’entrée du tunnel sous la Manche. Depuis, ce couloir d’accès s’est terriblement renforcé, sans être totalement étanche.

De source française, on précise que la France «continue les échanges sur le sujet et reste disposée à travailler avec ses partenaires britanniques pour investir ensemble dans le renforcement des moyens de protection de notre frontière commune». Pour preuve de cette bonne volonté, on souligne aussi avoir reçu récemment la ministre britannique de l'Intérieur et son sous-secrétaire d'Etat à l'Immigration, Chris Philp.

Si le nombre de tentatives de traversées de la Manche a augmenté, le Royaume-Uni reste proportionnellement un pays d’accueil modéré pour les demandeurs d’asile. En 2019, 36 000 personnes y ont déposé une demande d’asile, contre 154 620 en France. Depuis le premier trimestre 2020, la France a reçu trois fois plus de demandes d’asile que le Royaume-Uni, plus de 28 000 (soit 419 demandes par million d’habitants) contre 10 500 (158 par million d’habitants), selon Eurostats.