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interview

Ishac Diwan : «C’est la survie de la population libanaise qui est en jeu»

Alors qu'il était déjà en crise avant l’explosion, le Liban se dirige vers un désastre humanitaire, selon Ishac Diwan, professeur à la chaire Monde arabe à Paris-Sciences- et-Lettres.
Dans le quartier Mar Mikhael, les magasins déjà affectés par le Covid-19 ont subi d’importants dégâts. (Photo Myriam Boulos)
publié le 5 août 2020 à 18h41
(mis à jour le 5 août 2020 à 20h41)

Il y a un mois, un homme de 61 ans se tuait par balle à Beyrouth, dans la rue passante de Hamra. A côté du corps sans vie, une copie d'un casier judiciaire vierge et une note : «Je ne suis pas un mécréant. Mais la faim est mécréante», en référence à une chanson populaire en arabe, suggérant que son suicide était lié à la débâcle financière du Liban. Depuis plus d'un an, le pays fait face à la pire crise économique et sociale de son histoire, marquée par la dépréciation de la livre libanaise, l'hyperinflation, les restrictions bancaires et des licenciements massifs. Alors que la pandémie de Covid-19 avait déjà aggravé la crise, le pays se dirige vers un désastre humanitaire, selon Ishac Diwan, professeur à la chaire Socio-Economie du monde arabe à l'université Paris-Sciences-et-Lettres et d'origine libanaise.

L’explosion qui a ravagé Beyrouth va-t-elle accentuer la crise économique ?

L’impact de l’explosion sera énorme. La capitale a été soufflée, des hôpitaux et des milliers de logements ont été détruits et le port - poumon de l’économie - ne fonctionne plus. Nous ne sommes plus seulement confrontés à une crise économique et financière mais à un véritable drame humanitaire alors que le Liban s’est transformé en un Etat failli. Sa situation est comparable à celle de la Somalie, du Yémen et du Soudan. Aujourd’hui, c’est la survie de la population qui est en jeu.

Le pays importe presque tous ses biens de consommation et le port est le point de passage de près de 70 % des importations. Quel sera l’impact de sa destruction ?

Nous savons d’ores et déjà que l’ensemble des stocks alimentaires et médicaux se trouvaient dans le port et que les réserves de blé et de farine ont été détruites. Comment va-t-on pouvoir assurer une production de pain dans les prochains jours ? Nous avons un besoin urgent d’aide humanitaire.

L’inflation des produits alimentaires, qui avait déjà grimpé en flèche, risque d’être encore plus forte avec la raréfaction des denrées. Comment mettre un terme à cette spirale ?

Pour ralentir l’envolée des prix, il faudrait non seulement de nouveaux stocks, mais aussi l’envoi important de denrées à travers des dons de la communauté internationale. Mais comment les acheminer alors que le port de Beyrouth est détruit ? Certains évoquent le port de Tripoli, mais il n’est pas outillé pour accueillir de gros cargos. Certes, la banque centrale contrôle encore plusieurs dizaines de milliards de dollars de réserves pour honorer ses importations. Mais ces fonds appartiennent aux déposants libanais, déjà grandement touchés par la crise financière. Le Liban aura besoin de capitaux étrangers pour la reconstruction de la ville et de ses infrastructures qui, elles aussi, nécessitent d’être importées en dollars.

C’est justement en vue de la reconstruction de l’après-guerre civile (1975-1990) que le Liban s’est engagé dans une spirale d’endettement. Doit-on craindre une situation comparable ?

Il est indispensable de faire cette comparaison pour ne pas reproduire les erreurs du passé. Nous devons nous appuyer sur un nouveau mécanisme qui doit être mis en place soit par un gouvernement technocratique indépendant des élites politiques, comme le souhaitent les manifestants, soit par un système parallèle regroupant les pays donateurs, les Nations unies et la société civile. Il n’est plus envisageable de financer la reconstruction à travers les organismes corrompus de l’Etat, devenu totalement illégitime aux yeux de la plupart des Libanais et sans doute aussi de la communauté internationale.

Beyrouth espère obtenir environ 10 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI) en échange de réformes qu’il n’a toujours pas mis en œuvre. Le gouvernement n’est-il pas aujourd’hui au pied du mur ?

Pas nécessairement. Le gouvernement pourrait sortir renforcé en montrant à la communauté internationale qu’elle a besoin de lui pour résoudre la crise humanitaire. Son avenir dépendra aussi de la réaction de la rue, plus en colère que jamais. Mais il est difficile de modifier un système si enraciné, surtout lorsqu’il n’existe pas d’alternative évidente à court terme. Le risque est que le pouvoir essaie de survivre sans avoir recours au FMI, pourtant nécessaire pour engager des réformes profondes et relancer l’économie, en rognant sur l’aide humanitaire pour financer son clientélisme.

Quelles seront les conséquences économiques et financières à plus long terme ?

Cet incident intervient alors que l’Etat et les banques sont déjà en faillite et que la monnaie nationale s’est effondrée. Les banques libanaises ont prêté une cinquantaine de milliards de dollars au secteur privé, surtout pour construire des biens immobiliers de luxe. Ces derniers viennent de perdre une grande partie de leur valeur. De plus, l’Etat sort appauvri, et ses dettes sont encore moins solvables.