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Vu de Berlin

Les exactions du régime syrien devant les tribunaux allemands

Le premier procès sur les actes de Damas se déroule en ce moment à Coblence, où un ancien colonel accusé de crimes contre l’humanité est jugé en vertu de la «compétence universelle».
Des réfugiés yézidis fuient l’Etat islamique, dans le nord-ouest de l’Irak, en août 2014. (Photo Rodi Said. Reuters)
publié le 3 août 2020 à 18h31

A son arrivée comme réfugié à Berlin en 2014, Anwar al-Bunni avait lancé à sa femme : «Regarde ! Je le reconnais ! C'est mon tortionnaire.» L'avocat syrien n'en croyait pas ses yeux : l'homme qui l'avait jeté en prison déambulait devant lui, dans le même centre-ville que lui.

Cet homme, c'était Anwar Raslan, ancien colonel de la sûreté de l'Etat qui répond depuis le 23 avril devant la Haute Cour de justice régionale de Coblence (Rhénanie-Palatinat) de crimes contre l'humanité. «Ce n'est pas un petit poisson. Il est accusé de complicité de torture dans 4 000 cas», insiste Wolfgang Kaleck, fondateur du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme (ECCHR), une ONG qui aide depuis vingt ans à Berlin les victimes de crimes d'Etat.

Pour le juger, la justice a fait valoir la «compétence universelle» ancrée dans le droit pénal allemand depuis 2002, qui autorise un Etat à poursuivre tous les auteurs de crimes contre l'humanité quelle que soit leur nationalité. Pour cela, le parquet fédéral de Karlsruhe a créé un service spécialisé avec une douzaine de procureurs. «Depuis, les Allemands ont acquis un certain savoir-faire», constate Wolfgang Kaleck.

«Alternative»

Il s'agit du premier procès dans le monde consacré aux exactions du régime de Damas depuis le début de la guerre en 2011. «L'Allemagne juge une affaire extraterritoriale dans laquelle ni les bourreaux ni les victimes ne sont allemands. La justice ne se fait plus au "nom du peuple", mais au "nom de l'humanité"», résume Heiner Bielefeldt, professeur de droit international des droits de l'homme à l'université d'Erlangen.

Pour juger les crimes du régime syrien, la Cour pénale internationale de La Haye - non reconnue par Damas - n'a pas pu être saisie en raison du veto de la Russie, un allié inconditionnel de la Syrie. «Le plus grand obstacle dans la poursuite de ces crimes reste toujours l'absence de volonté politique. Sitôt que des intérêts stratégiques ou économiques sont en jeu, les procédures se compliquent», constate Wolfgang Kaleck.

«La compétence universelle nous offre donc une alternative pour juger les crimes contre l'humanité, sans quoi il ne nous resterait plus que le cynisme, insiste Heiner Bielefeldt. Bien sûr, l'idéal serait de rendre justice dans le pays même. Le recours à la compétence universelle n'est que la troisième et dernière solution après un tribunal national et la cour de La Haye.»

«Que ce soit en Allemagne, en France, en Autriche ou ailleurs, les hauts fonctionnaires de l'appareil secret syrien doivent répondre de leurs crimes», insiste Wolfgang Kaleck. Selon lui, 90 000 personnes subissent actuellement des tortures dans les prisons syriennes (60 000 morts selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, l'OSDH).

Bachar al-Assad, interrogé en novembre 2019 par la chaîne russe RT sur ces accusations, a nié toute pratique de la torture dans son pays. Le procès de Coblence a permis de démontrer le contraire grâce à une vingtaine de témoignages et 6 000 photos de corps mutilés prises par un photographe déserteur de la police militaire syrienne, surnommé «César».

Pour les victimes, cela permet de dire la vérité et de retrouver un peu de dignité. «Cela leur redonne un peu espoir dans un conflit sans espoir. Car le véritable accusé est invisible : c'est Bachar al-Assad et son régime assassin», résume Heiner Bielefeldt.

«Impunité»

En Allemagne, le procès a un retentissement d'autant plus important que le pays a accueilli le plus grand nombre de réfugiés syriens en Europe (800 000) avec des témoins mais aussi d'anciens fidèles du régime. Plus de 1 000 tortionnaires se cacheraient en Allemagne et en Europe sous une fausse identité, selon l'avocat Anwar al-Bunni. «Nous recherchons les bourreaux pour les juger mais aussi les victimes pour les preuves», explique l'avocat, témoin dans le procès.

Or beaucoup d'anciens prisonniers n'osent pas témoigner, craignant des représailles sur des membres de leur famille restés en Syrie où le régime est toujours bien en place. «Les services secrets n'ont pas seulement du pouvoir. Ils sont le pouvoir. Ils jouissent d'une impunité absolue qui les préserve de toutes poursuites judiciaires», rappelle Anwar al-Bunni.

Pour la justice allemande, il s’agit de briser le sentiment d’impunité des criminels afin qu’ils ne puissent plus se sentir en sécurité et aller faire tranquillement du shopping à Paris ou se faire soigner dans un hôpital de Genève. Le dictateur syrien fait lui-même l’objet d’un mandat d’arrêt international, ce qui lui interdit désormais de voyager librement dans le monde.