Journaliste d'investigation, Andrea Bernstein a publié en janvier American Oligarchs, the Kushners, the Trumps, and the Marriage of Money and Power (W. W. Norton & Company, non traduit), livre-enquête racontant la conquête de l'immobilier new-yorkais par les patriarches Trump et Kushner jusqu'à la prise de la Maison Blanche par leurs héritiers Donald et Jared.
Quelle est la nature du pouvoir de Jared Kushner ?
Pour faire court, il est la personne la plus puissante à la Maison Blanche dont le patronyme n'est pas Trump. Ses responsabilités changent fréquemment, il n'a pas de portefeuille précis et ne dirige aucune agence gouvernementale. Son pouvoir découle justement de cette absence de spécificité : il n'a pas à rendre de comptes comme un vulgaire secrétaire d'Etat. Son bureau partage une cloison avec le Bureau ovale, au cœur de la West Wing. Mais Kushner traîne aussi dans la East Wing, l'aile privée de la Maison Blanche. Kushner a accès à Trump dans la journée comme conseiller et au dîner en tant que père de ses petits-enfants. Personne n'a un tel accès. La famille est une valeur cardinale, tant chez les Trump que chez les Kushner, ce qui explique la longévité de Kushner, dans une administration chaotique où le taux de rotation des hauts fonctionnaires est tout bonnement incroyable. Jared a survécu à trois chefs de cabinet, autant de conseillers à la sécurité nationale, trois secrétaires de l'administration Trump [l'équivalent des ministres de la Défense, de la Justice, et des Affaires étrangères, ndlr], un directeur du renseignement… Ceux qui pensaient pouvoir le défier, comme Steve Bannon ou les généraux Kelly et Mattis, n'ont jamais compris le lien indéfectible qui unit Trump et Kushner. On lit régulièrement dans la presse des officiels anonymes annonçant sa perte d'influence ou son départ. Mais tant qu'il sera marié à Ivanka, il aura les faveurs de Trump.
Le népotisme incarné…
Il n’y a pas que ça. Kushner comprend mieux que quiconque les règles de la Maison Trump. Jared voit son manque de qualifications et de connaissances comme un atout. Il se voit comme un «outsider» qui dérange les encroûtés dans leur savoir périmé et leurs habitudes. Vu comme ça, l’ignorance est une vertu, une valeur. Elle empêche toute contradiction et disqualifie l’expertise. Une attitude qui correspond parfaitement à Trump.
Comment expliquer qu’un petit-fils de rescapés de la Shoah soit l’homme chargé de construire le mur entre les Etats-Unis et le Mexique ?
Coincés pendant des années dans des camps de réfugiés après les horreurs de la Shoah, ses grands-parents ont gagné l’Amérique en trafiquant leurs papiers. On pourrait penser que Jared Kushner aurait donc une certaine empathie pour les migrants, une vision du monde disons plus humaniste. Mais si quelques cousins éloignés sont impliqués dans l’aide aux réfugiés, la branche de Jared a tiré de ce moment fondateur des leçons différentes. Comme l’idée qu’il faut toujours ruser avec les autorités, construire un mur autour de soi et détruire ceux qui pourraient être une menace. Une mentalité qu’on retrouve d’ailleurs dans tout un pan de la société israélienne, par exemple. Pour les Kushner, comme les Trump, il y a «eux» et «nous», en business comme en politique, et seule la famille compte. Et cette vision du monde n’est pas étrangère à la xénophobie trumpienne.
Au début de la mandature, certains voyaient Jared Kushner et Ivanka Trump, un temps proches des démocrates, comme potentiels «modérateurs»…
La haute société new-yorkaise, unie autour d’un vague consensus progressiste néolibéral, considérait ce couple abonné aux dîners de charité comme l’un des leurs. Ils ne pouvaient pas être «si mauvais». Mais l’engagement des Kushner comme des Trump en faveur d’élus démocrates était purement transactionnel. Ce sont des fortunes basées sur l’immobilier, qui est à New York ce que le pétrole est au Texas. Sans soutien des politiciens - qui donnent les permis de construire, attribuent les marchés, assouplissent les réglementations - impossible de prospérer. Les donations des Kushner, comme celles des Trump, n’ont jamais été idéologiques.