Le propre d'un nettoyage ethnique est d'empêcher tout retour en arrière. Cela se vérifie encore pour les populations détruites ou déplacées du Darfour, région soudanaise meurtrie par une effroyable guerre civile au début des années 2000, deux décennies après. Samedi, près de 500 hommes armés ont déferlé sur la petite ville de Misterei, dans l'Etat du Darfour-Occidental, pour tuer 60 membres de la communauté Massalit. Le massacre a duré près de neuf heures. Le marché a été incendié, des dizaines de maisons ont été pillées et brûlées.
La veille, 20 paysans avaient été assassinés dans un village du Darfour du Sud alors qu’ils revenaient dans leurs champs après plus de quinze ans d’absence. Une dizaine d’autres raids similaires, menés par des miliciens identifiés comme appartenant à des tribus arabes nomades, ont été signalés dans les Etats du Darfour la semaine dernière. Le message est à chaque fois identique : cette terre dont vous avez été chassés n’est plus la vôtre.
De lentes négociations
Depuis plusieurs années, les affrontements entre les groupes rebelles qui s'étaient levés contre le régime de Khartoum, en 2003, et l'armée régulière soudanaise, ont quasiment cessé. Hormis quelques escarmouches, le conflit ne les oppose plus directement. Les groupes rebelles se sont exilés ou retranchés dans les montagnes du djebel Marra, tandis que les troupes gouvernementales ont sous-traité le conflit aux jenjawid. Au fil des ans, ces combattants des tribus arabes nomades, armés par Khartoum, qui ont fait régner la terreur sur le Darfour, se sont autonomisés. Certains ont été intégrés au sein des Rapid Support Forces (RSF), une redoutable unité dirigée par Mohamed Hamdan Daglo, connu sous le surnom de «Hemetti», l'un des hommes les plus puissants du pays.
Le lieutenant Mohamed Hamdan Daglo, connu sous le surnom de «Hemetti», chef des Rapid Support Forces (RSF) lors d’une conférence à Juba le 14 janvier.
Photo Jok Solomun. Reuters
Mais les violences persistent. Dans la grande majorité des cas, elles visent des civils des tribus non-arabes de cultivateurs, les Four ou les Massalit, et sont perpétrées par des clans d'éleveurs arabes qui se sont approprié leurs terres. La révolution qui a renversé le dictateur Omar el-Béchir, en avril 2019, n'a pas ramené la paix. Les autorités de transition ont toutefois engagé des discussions avec les mouvements rebelles en octobre. Les négociations, conduites à Juba, la capitale du Soudan du Sud, progressent à un rythme désespérément lent. Le 16 juillet, les deux parties ont entamé le dernier chapitre des pourparlers, portant sur «la création d'une armée unifiée». «Si nous négocions bien et de bonne foi ces dispositions sécuritaires, nous aurons obtenu un accord de paix global», a assuré le chef des médiateurs, Tutkew Gatluak.
Désastre humanitaire
Cet accord, s’il est un jour signé, ne suffira cependant pas à garantir automatiquement une paix durable. Les 1,6 million de déplacés qui vivent dans 60 camps à travers le Darfour, et les centaines de milliers de réfugiés installés au Tchad ou au Soudan du Sud sont vulnérables. Leurs villages d’origine, quand ils existent encore, restent souvent inaccessibles. La saison des semis est arrivée et si les paysans sont empêchés de planter leur mil ou leur sorgho, le Darfour court vers un nouveau désastre humanitaire, alertent les agences des Nations unies. Quelque 2,8 millions de personnes souffrent actuellement de la faim, dont 545 000 dans le seul Etat du Darfour-Occidental.
Fin juin, des milliers de déplacés ont organisé des sit-in, notamment dans les villes de Nertiti, Fatabarno, Kabkabiya, pour demander une protection contre les milices. Les manifestants placent leur action dans le prolongement de la révolution populaire de l’an dernier. Les rassemblements se tiennent sous haute tension dans cette région habituée à une répression sans pitié. Certains ont parfois été violemment dispersés, comme à Fatabarno, le 13 juillet, où des miliciens ont tué dix manifestants après l’incendie d’un poste de police la veille.
Gestes d’apaisement
Le Premier ministre soudanais, l'économiste Abdallah Hamdok, a décrété l'urgence dans l'Etat du Darfour du Nord immédiatement après l'incident. A l'issue d'une rencontre avec une délégation de femmes de la région, il a annoncé dimanche l'envoi de «forces de sécurité pour protéger les citoyens et la saison des plantations». Quelques jours plus tôt, Hamdok avait déjà nommé des gouverneurs civils en remplacement des officiers qui administraient jusque-là les Etats du Darfour, autre geste symbolique allant dans le sens d'un apaisement.
Mais sur le dossier du Darfour, le Premier ministre n'a pas les mains libres. Selon l'accord de transition conclu avec les militaires qui s'étaient emparés du pouvoir à la chute d'el-Béchir, le pays est dirigé conjointement par les civils et par l'armée pendant trois ans. L'incontournable Hemetti, le leader des Rapid Support Forces, lui-même issu d'une tribu arabe du Darfour (les Rezeigat), est le vice-président du Conseil souverain, l'organe exécutif à la tête du pays. Son influence sur les discussions en cours à Juba comme sur la situation sécuritaire sur le terrain est connue de tous. Paradoxalement, Hamdok et les révolutionnaires auront besoin du chef des Jenjawids, qui ont plongé le Darfour en enfer, pour ramener la paix.