La déception est immense. Toute la journée, le mardi 1er mai, les Arméniens ont attendu que le Parlement élise Nikol Pachinian au poste de Premier ministre. En vain. Après presque neuf heures d'interrogatoire sévère et de diatribes accusatrices, les députés du Parti républicain, au pouvoir, ont massivement désavoué «le candidat du peuple». L'opposant a été soutenu par 45 voix, contre 56. «C'est totalement injuste. 56 bandits ont décidé qu'ils allaient s'opposer à ce que veut tout le peuple», fulmine Xachik Marcaryan. Comme des dizaines de milliers de personnes, cet Erevanais de 27 ans était persuadé que la victoire était à portée de main. «Le peuple ne veut pas de ce gouvernement indigne. Pendant dix minutes, j'ai été triste, mais après je me suis ressaisi parce que le peuple obtiendra ce qu'il veut, c'est obligé». Pendant ce temps, Nikol Pachinian s'adressait à la foule depuis la scène érigée au milieu de la place de la République d'Erevan, appelant au calme et à la grève générale dès le mercredi matin.
Les milliers de personnes encore rassemblées ici ont commencé à quitter les lieux, dans un tintamarre de klaxon, les enceintes crachaient les couplets d’une chanson languissante. On aurait dit un générique de fin. Depuis le matin, sous un soleil mordant, les Erevanais, en masse, ont suivi la séance extraordinaire au Parlement. Dans l’attente du vote fatidique, la vie s’était complètement arrêtée dans la capitale. Sur la grande place de granit rose, mais aussi dans les cafés, sur les trottoirs, les bancs publics, à chaque carrefour, tout le monde était vissé à un écran – de télévision ou de smartphone – ou agglutiné autour d'un émetteur de radio d’une voiture, portières et coffre ouvert, qui servait aussi de buvette improvisée.
Un charmeur de foules
«Il y a un mois, l'initiative "Mon pas" qui a commencé à Gumri a changé le paysage politique de l'Arménie. Nous n'avions qu'une poignée de supporters alors, mais aujourd'hui ils sont des centaines de milliers», s'est félicité Nikol Pachinian, dans son discours préliminaire au Parlement. Ce marcheur invétéré a fait un sacré bout de chemin depuis le 31 mars dernier, quand il a entamé une randonnée politique au départ de la deuxième ville du pays, qui est aussi la plus contestataire, sous le slogan «Fais un pas, rejette Serge», et jusqu'à la place centrale de Erevan. D'homme ordinaire de 42 ans, un peu dégarni et sans charisme particulier, Pachinian est devenu un charmeur de foules, avec tous les attributs du chef de guerre, teint halé et barbe broussailleuse. Mais c'est un combat pacifique qu'il a appelé les Arméniens à livrer dans les rues de leurs villes, parlant sans cesse d'amour et de dignité, appelant à la désobéissance civile civilisée et très structurée. Après avoir tenu la rue pendant dix jours, les manifestants ont obtenu la démission de Serge Sarkissian, l'ancien président devenu Premier ministre.
Pour son grand oral au Parlement ce 1er mai, Nikol Pachinian avait troqué le t-shirt kaki et la casquette noire, son uniforme de campagne, pour un costume-cravate. Face aux députés qui l'interrogeaient, il a tombé la peau du leader de rue pour habiter, avec aisance, celle du potentiel chef de gouvernement. Les parlementaires l'ont cuisiné sans ménagement : «Même votre père ne voulait pas que vous soyez Premier ministre, serez-vous capables d'assurer cette responsabilité, sans changer de rhétorique ?» Tous les sujets ont été abordés pêle-mêle : agriculture, santé, sécurité, corruption, diplomatie… Les questions sur les relations avec la Russie revenaient de manière lancinante, matérialisant l'ombre du grand voisin, resté discret depuis le début des manifestations, mais qui entend bien peser dans la balance. Pachinian a répété ce qu'il a martelé ces derniers jours : Erevan continuera d'honorer tous ses engagements internationaux, dont l'appartenance à l'Union douanière avec la Russie et l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), car c'est une «réalité qui correspond aux intérêts de l'Arménie».
Nouveau vote le 8 mai
Dans la rue, tout en l'écoutant donner le change aux députés «véreux», on parlait de Nikol avec émerveillement et dévotion. «C'est un héros national», n'hésite pas l'architecte Karen Dolukhanyan. «Un type formidable, qui a réussi à rassembler et consolider le peuple autour de lui». Aux yeux des manifestants, activistes ou citoyens ordinaires qui ont perdu toute illusion à l'égard du pouvoir, Pachinian est digne de confiance. Il ne s'est jamais compromis. Ancien journaliste dans l'opposition, il a toujours été très actif depuis qu'il est entré au Parlement, dénonçant la corruption et le clientélisme politique. «Nous ne voulons plus d'un gouvernement corrompu. On n'aimait pas forcément Nikol Pachinian avant, mais c'est lui qui a mobilisé le peuple, ça en fait notre leader. Et ses dernières démarches parlent pour lui», assure ainsi Sona, 33 ans, manager de ventes dans les télécommunications, qui part se marier aux États-Unis cet été, mais a déjà décidé de revenir s'installer en Arménie si le régime politique change vraiment.
Comme tout le monde, le politologue Mikael Zoyan a passé la journée à suivre ce qui se passait au Parlement, dans un café aux abords de la place de la République. «Les gens ont vu comment il a réussi à transformer le pays en un mois, sans même être ministre. Il n'a pas toujours joui d'une telle confiance, même il y a deux mois. Mais il a réussi à devenir le leader de la contestation et des cœurs.» Quelle alchimie a fonctionné cette fois pour que l'opposant de longue date parvienne à mobiliser tant de monde ? «Il s'est fait largement connaître en 2008 [au moment des troubles suite à une élection présidentielle jugée frauduleuse par l'opposition, qui a coûté la vie à dix manifestants dans des affrontements avec la police]. Depuis, il n'a jamais abandonné les efforts. Je pense que c'est à force d'essayer que ça a fini par porter ses fruits. Plusieurs facteurs ont concouru : Sarkissian est universellement détesté, il a essayé de prolonger son règne indéfiniment. Et Pachinian a su profiter d'un moment de flottement, pendant la semaine où Sarkissian n'était plus président, mais pas encore Premier ministre».
Le pays est plongé dans une crise politique dont l'issue est, pour l'heure, programmée au 8 mai prochain, quand le Parlement se réunira pour un nouveau vote. «La crise politique ne pourra être résolue que si Pachinain est élu, assure Zoyan. La situation n'est plus contrôlée par l'ancien gouvernement, le centre du pouvoir réel est dans la rue, avec Nikol Pachinian».