Quel plaisir, quel bonheur, sourire et bonne humeur ! Ludmila Berlinskaïa, robe colorée, yeux rieurs, éclatante. Arthur Ancelle, chemise bariolée, teint frais, radieux. Deux pianistes à la carrière internationale absolument heureux ! Leur dernier trimestre a été un enfer. Un parcours du combattant insupportable, infini, comme il s'en est dressé devant tous les musiciens. Sans cesse sur le métier s'ajoute une calamité. Et ils se retrouvent aujourd'hui à sautiller à cloche-pied sur l'arête d'un volcan crachant sa lave, souriants quand même. «De toute façon, s'il y a une deuxième vague, on dort sous les ponts. Alors…» s'esclaffe-t-elle. D'ordinaire, Berlinskaïa et Ancelle naviguent entre Paris et province, France et Russie. Elle, petit prodige de l'époque soviétique, fille du violoncelliste Valentin Berlinsky (quatuor Borodine), proche de Sviatoslav Richter, et qui par ailleurs joue Scriabine comme personne, a conservé en Russie des attaches fortes. Le Covid les a toutes attaquées.
«Ménage»
Arthur, son partenaire depuis une dizaine d'années, grand avaleur de répertoires, énumère : «Nous devions enregistrer un disque en avril, il est reporté. Les festivals où nous devions jouer ont été annulés. C'est dommage, car à Nijni-Novgorod, les réservations étaient prometteuses. Les concerts privés chez des particuliers, on oublie. Et les deux croisières en mer du Nord où Ludmila devait se produire sont tombées à l'eau.» Sans compter bien sûr les concerts en France, annulés eux aussi, avec comme symbole celui qui aurait dû se tenir à la Philharmonie de Paris le 15 mars durant le «Week-end russe», soit deux jours après l'interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes. Dans la grande majorité des cas, aucune compensation financière n'a été octroyée. «On a touché un demi-cachet pour le festival d'Husum, la Philharmonie de Paris nous a payés 238 euros chacun et, en Allemagne, les concerts pédagogiques que je devais donner ont été streamés et j'ai reçu 100 euros, une bonne nouvelle», se réjouit Arthur. Pour le reste, zéro. Et cela fait cinq mois que ça dure. «C'est un choc. Il n'y a rien d'autre à faire qu'accepter. Ou se pendre. Donc accepter et tout recommencer», sourit Ludmila.
Recommencer, mais par quoi ? Les musiciens professionnels savent pourquoi ils travaillent. Ils se concentrent sur des programmes à donner dans le cadre de concerts planifiés. Que faire quand on n'a plus d'objectif comme c'était le cas pendant le confinement ? Comment conserver ses muscles et sa technique pour rester performant ? «On a fait le ménage. Quatre-vingt-seize heures de ménage non-stop. Avec une énergie folle», se rappelle Arthur. Puis une ambiance studieuse a régné sur la maison de Rungis. «Les trois premières semaines, on a travaillé comme des fous sur nos programmes, on était maintenus sous pression par la possibilité d'avoir à donner des concerts. Et beaucoup d'organisateurs nous demandaient des vidéos.» Le duo, spécialisé dans les interprétations à quatre mains ou à deux pianos, a aussi pratiqué l'archéologie musicale, notamment sur une partition autographe illisible de Tchaïkovski. Ou a approfondi ses répertoires, par exemple Medtner pour Arthur. «Cela nous a quand même fait plaisir, un petit peu, de nous arrêter. Même si la situation est grave, deux mois ce n'est rien à l'échelle d'une vie. On a tenté d'en profiter», soupire, fataliste, Ludmila.
«Mécènes»
Berlinskaïa et Ancelle comptent sur deux ressorts maison pour rebondir et s'extraire de la panade covidienne. Deux festivals qu'ils organisent. Le premier, la Clé des portes, se tient actuellement à Mer et Talcy, dans le Loir-et-Cher. Le Covid a pourtant altéré cette 8e édition : même si l'événement a lieu, la programmation a été revue, et les artistes russes qui n'avaient pas accès au territoire ont été remplacés par des musiciens russes vivant en France. «On a perdu des sponsors, notamment des entreprises locales, qui tirent la langue elles aussi. Mais en contrepartie certains mécènes privés se sont investis davantage.» Le couple a aussi eu la bonne surprise de recevoir une subvention de la Caisse des dépôts, qui normalement n'aide plus la manifestation mais se retrouve avec de la trésorerie après les nombreuses annulations et soutient celles qui restent. Le festivalier mélomane pourra donc assister à Mer à une série de concerts - ce mardi, le quatuor Danel, et demain une affiche «Saint-Pétersbourg» avec notamment Adelaïde Ferrière aux cloches - ainsi qu'à une expo retraçant la carrière de Valentin Berlinski, où l'on pourra notamment tenter de déchiffrer des lettres de Chostakovitch, Khatchaturian ou Richter.
Autre ressort : le festival Piano-piano, uniquement dédié aux pièces à deux pianos ou quatre mains, événement inédit en France, et dont les compères montent à Rungis début octobre la première édition. «Evidemment, il y a eu les élections et le maire a changé. Puis en avril, au moment de la prise de décision, la situation était ingérable sur le plan sanitaire. On a failli décaler à 2021. Mais dans l'équipe municipale, tout le monde poussait le projet et a tenu bon.» C'est déjà ça… Là encore, la programmation a évolué. Tous les artistes étrangers provenant de Russie, des Etats-Unis, d'Allemagne ou du Japon ont été supprimés, l'omniprésence de l'artiste local devient la norme. «On voulait aussi jouer sur des places, dans des cités, avec un camion sur lequel on aurait posé les pianos et qui se serait baladé dans dix lieux de la ville… On a dû tout rapatrier au théâtre. Dans la salle, au foyer ou à la médiathèque. Avec quand même un concert en extérieur dans le parc d'affaires de Rungis.» La vision, pourtant simple, du pianiste ambulant semant ses notes au cœur de la ville en vie a aussi pris un coup. Le Covid a virussé jusqu'aux rêves.