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Portrait

Moncef Slaoui, piqué au vif

Du Maroc à la Maison Blanche, l’immunologue millionnaire est devenu le «Monsieur Vaccin» efficace d’un Trump dont il n’apprécie pas la politique.
publié le 28 décembre 2020 à 11h49

Un jour d’avril tranquille, Moncef Slaoui reçoit un mystérieux appel. Au téléphone, on lui demande s’il pense qu’un «Projet Manhattan» pour développer un vaccin contre le Covid-19 en moins d’un an lui semble réaliste. L’immunologue, qui a dirigé la division vaccins du géant mondial GlaxoSmithKline (GSK), répond par l’affirmative. «Je crois que tu vas bientôt avoir un coup de fil de la Maison Blanche…» s’excuse son interlocuteur. “J’ai raccroché et j’ai dit à ma femme : “Oh, merde !” raconte-t-il dans un français mâtiné d’anglicismes. J’avais un vrai conflit moral : je ne pouvais pas travailler avec ces gens, mais en même temps je n’avais pas le droit de dire non.» Il dit tout ça au téléphone, et au volant de sa Ferrari, entre sa maison de Philadelphie, où il vient de passer le week-end avec sa femme et leur jeune fils, et Washington, où il loue un appart-hôtel la semaine.

Car Slaoui a accepté la mission. Non sans avoir posé ses conditions : pas de rémunération, pas de bureaucratie, et surtout «pas de pressions ni d’interférences politiques». Il a obtenu des garanties de «Jared» (Kushner, le gendre et conseiller de Trump), «grand protecteur de l’opération depuis le début». Un mois après le premier contact, Moncef Slaoui est en costume-cravate à la Maison Blanche, pour le lancement officiel d’Operation Warp Speed («vitesse de l’éclair»), un partenariat public-privé doté de plus de 11 milliards de dollars, qui ambitionne la mise au point et la distribution, à grande échelle et dans un temps record, de vaccins contre le Covid-19. Le président américain l’a nommé responsable scientifique de l’opération, et l’introduit comme «un immunologue de renommée internationale, qui a aidé à la mise au point de 14 nouveaux vaccins : ça fait beaucoup de vaccins».

Sept mois plus tard, l’Agence américaine des médicaments (FDA) vient de donner son feu vert à celui de Pfizer, dont Operation Warp Speed a acheté 100 millions de doses. Pour Slaoui, c’est «20 heures de travail par jour», mais il n’est «jamais fatigué» : «C’est l’expérience la plus extraordinaire de ma vie.» Ce chercheur millionnaire de 61 ans aura contribué à la plus remarquable, si ce n’est l’unique, victoire de l’administration Trump dans la lutte contre la pandémie.

Naissance au Maroc, études en Belgique, carrière aux Etats-Unis, trois pays dont il possède la nationalité et parle les langues, Slaoui est pourtant l’un de ces «globalistes» tant décriés par Trump et ses soutiens. Lui revendique ses valeurs et sa liberté de ton face à une administration dont il «ne cautionne rien et rejette tout». Comble pour ce «démocrate» qui n’a «évidemment pas voté pour Trump» : les tirs de barrage sont venus d’élus progressistes. Notamment de la sénatrice Elizabeth Warren, qui a publiquement mis en cause Slaoui pour des soupçons de conflits d’intérêts entre sa mission et les actions qu’il possède dans plusieurs entreprises. «Elle m’a accusé d’être corrompu, de chercher à me faire de l’argent…» s’agace Slaoui, peu habitué à la publicité et «dégoûté» par cette mise en cause. Il démissionne du board de la société de biotech Moderna et revend ses actions (il estime qu’elles vaudraient aujourd’hui «entre 20 et 30 millions de dollars» de plus, vu l’annonce de leur vaccin efficace, mais il «s’en fiche»). Il refuse en revanche de se séparer de ses actions chez GSK : «Je n’allais pas, pour un rôle de six mois, un an maximum, solder tout ce que j’ai construit en trente ans !»

Slaoui, longtemps très discret, accorde des interviews depuis peu. Quelques heures avant qu’on lui parle, on a vu son crâne rasé, ses épais sourcils et son regard d’aigle, chemise casual impeccablement repassée, sur CNN, où il louait l’annonce de Joe Biden sur le port du masque généralisé, puis sur CBS, pour rassurer sur la sécurité des vaccins. L’«immense méfiance» à leur égard l’inquiète, alors que la pandémie bat de nouveaux records dans le pays.

Il date son attrait pour la science et son «envie de comprendre les infections» à l’enfance et à la mort de l’une de ses sœurs de la coqueluche. Né au Maroc, il est élevé «à l’occidentale : 80 % du temps, on parlait français», par des parents «totalement focalisés» sur l’éducation – leurs enfants finiront tous docteur en quelque chose. Son père, un ­ancien militant pour l’indépendance du Maroc, a créé une société d’irrigation des villes. La famille est aisée. Musulmane, «mais pas religieuse». Moncef grandit à Casablanca, «avec [s] a moto et [s] es copains», mais étouffe dans le Maroc de Hassan II. Il part étudier la biologie moléculaire à Bruxelles, s’intéresse de plus en plus à la politique, devient «marxiste-léniniste» et militant auprès de l’Union nationale des étudiants du Maroc, un syndicat étudiant mal vu du royaume.

Quand il rentre au pays pour voir sa mère hospitalisée quelques années plus tard, il se fait cueillir dès l’avion par la police, et sait qu’il échappe à de plus gros problèmes parce que sa famille est «importante et connectée». Réalisant «qu’on ne change pas le monde quand on pourrit en prison», il abandonne le militantisme, se consacre à sa thèse – comment le système immunitaire prédit l’imprévisible – et part avec sa compagne, une virologue luxembourgeoise qui deviendra sa première femme, aux Etats-Unis, pour un post-doc à Harvard. L’industrie pharmaceutique lui fait déjà les yeux doux, mais il retourne enseigner en Belgique. Pour se confronter à une recherche mal financée en Europe, à «l’impact limité sur la société». Il «découvre le monde des vaccins» à une époque où l’immunologie, «[s] a science», devient primordiale. Il rejoint SmithKline-RIT, l’ancêtre de GSK, et se hisse au fil des années tout en haut du groupe. La famille part s’installer à Philadelphie, il divorce, se remarie avec une Américaine, chercheuse dans l’industrie pharmaceutique. Il prend sa retraite de GSK en 2017 avec «aucune intention d’arrêter de travailler», investit et s’assoit aux boards d’entreprises du secteur, pour «savoir où va la science».

«Ah tiens, les classiques embouteillages de l’arrivée à Baltimore», s’interrompt-il, commentant son trajet. Moncef Slaoui tient à sa routine : il se lève tous les jours à 3 heures du matin, profite de l’aube pour faire du sport, régler des affaires avec l’Europe, appeler sa famille au Maroc et ses fils adultes – un docteur en maths entrepreneur à Bruxelles, et un «fou d’histoire ancienne» étudiant à «Philly». Il mène une existence «très confortable», un pied sur chaque continent. Il aime le voyage, le mouvement, la vitesse – quand il a le temps, il conduit sur des circuits – et trépigne devant «l’inefficacité fondamentale de la politique», notamment face aux crises sanitaires à répétition. «H1N1, Ebola, c’est le drame à chaque fois, mais dès que le virus n’est plus en circulation, les gouvernements regardent ailleurs.» Puis, avec son franc-parler qui signifie qu’il faut maintenant raccrocher : «J’arrive à Washington.»