Bouton Lire dans l'app Lire dans l'app
INFO PARTENAIRE

Crazy Eyes

par
publié le 10 juin 2015 à 20h53

On s’est dit que le mieux c’était encore d’aller la voir. Au parloir. En tête à tête. Yeux dans les yeux. Pour quelqu’un que l’on surnomme Crazy Eyes,  on s’est dit que le coup d’œil valait certainement le détour.

Et tant pis si pour rencontrer cette taularde de la côte est américaine, il faut se rendre au milieu de nulle part. Entre des bois et de longues routes asphaltées, là où les prisons modernes ont le chic d’installer leurs quartiers. Litchfield.

« Une visite pour Crazy Eyes ? » Le geôlier me dévisage. A ma mine interloquée, il se reprend : « Warren, au parloir ! » Décidément, même les tauliers ont adopté son surnom.

Elle approche. Elle est comme on l’imaginait. Effrayante et attendrissante à la fois. Un corps pataud et gauche, à la gestuelle hésitante et saccadée. Elle retire sa chaise avec précipitation, mais décompose ses mouvements pour s’y asseoir avec lenteur. Et elle commence à parler, parler, parler dans son anglais théâtral. Elle scande le verbe comme on déclame un poème absurde. Autre lieu, autre époque, on l’aurait bien vu membre de l’Oulipo à jouer avec les mots à la Queneau. A avoir des obsessions langagières. Et à oser des métaphores cavalières.

Mais nous sommes en 2015. Suzanne Warren parle anglais américain. Et elle est derrière les barreaux.

Qu’est-ce qui l’a menée là ? Qu’a-t-elle fait ? On l’ignore et on ne lui demandera pas. Bien plus que ce qu’elle a pu faire, c’est CE QU’ELLE EST qui semble l’avoir menée à Litchfield.

Un être de folie douce traversée par des accès de violence.

Quand ça gronde à l’intérieur d’elle, Suzanne a une solution. « Parfois mes sentiments sont sales comme ce sol. J’aime nettoyer. Je fais comme si cette saleté, c’était mes sentiments… et comme si ce sol, c’était mon esprit. Ça s’appelle affronter ses problèmes. Et les gardiens s’en fichent, ils aiment la propreté. Et ça, ça s’appelle la symbiose. »

Mais récurer le sol ne suffit pas toujours à calmer ses coups de sang. D’ailleurs, quand elle est frustrée, il lui arrive de pisser par terre. Sa codétenue, Piper Chapman ne le sait que trop bien pour avoir du éponger toute une nuit. Crazy Eyes n’avait pas apprécié que la belle Piper aux cheveux d’or repousse ses avances amoureuses. Au mieux l’incontinence, au pire la violence. Quand Crazy Eyes voit rouge, elle frappe.

Alors Suzanne, cas psy ? Dont la place devrait être dans la piaule capitonnée d’un HP plutôt que derrière les barreaux du mitard? Peut-être, mais rien n’est simple. La frontière entre la folie et la raison est bien plus poreuse que ne le sont les murs de ce pénitencier ; quoique certaines ont su trouver des failles... Mais passons sur ces évasions à répétition, nous avions promis à la direction de ne pas les ébruiter. Retour à la folie. La démence rôde sur toutes les taulardes de Litchfield. On fait un tour d’horizon du parloir. ça chuchote. ça pleure. ça s’énerve. Mais Suzanne, elle, ne fait pas que s’approcher de la folie, elle y plonge parfois entièrement. Et se réveille alors ligotée en service psy. Souvenirs d’horreur. Elle préfère rester élusive sur ses internements. Sur son dossier, que l’administration de la prison a bien voulu nous laisser consulter, ses séjours en service psy occupent des pages entières. « Coups et violences », « instabilité mentale », « crises de hurlement », … peuplent la case « motif ». Son psychiatre, par contre, a décliné notre demande de rendez-vous. Secret médical oblige.

Un jour, Crazy Eyes a crié : « je ne suis pas folle, je suis unique ». Quand on lui rappelle cette phrase, elle s’agite. « Oui, oui c’est ça ! Exactement ça. Vous le direz ça dans votre article ?! » Elle insiste. « Je ne suis pas folle, je suis unique. » Certes. Autre lieu, autre époque, Salvador Dali écrivait lui : « l’unique différence entre un fou et moi, c’est que moi je ne suis pas fou ». Mais Suzanne n’est ni Dali, ni Queneau. Suzanne oublie toujours ses textes et se mélange les pinceaux. Quand c’est à son tour de prendre la parole, elle perd les pédales. Et devient Crazy Eyes.

D’ailleurs ce surnom, il ne lui pèse pas ?

« C’est vrai que tout le monde m’appelle Crazy Eyes. Mais je ne comprends pas bien pourquoi … Vous, vous savez pourquoi on m’appelle comme ça ? » Quand elle s’interroge ainsi, désespérée, les yeux exorbités, on peine à retenir un fou rire nerveux. On ne dit pas à quelqu’un que ses yeux transpirent la folie. Même quand c’est la pure vérité. Alors on esquive la question en en posant une autre.

« Non, je n’ai pas l’habitude de recevoir des visiteurs, hormis mes parents bien sûr. Mais aujourd’hui, ce n’est pas leur jour de visite. Alors j’étais z’étonnée, détonnée, ça détonait… » On la coupe là avant qu’elle ne parte dans une de ses tirades hallucinées. Ses parents ? Elle les appelle « papa et maman ». Les Warren : un couple de vieux Blancs, dépassés par les événements, mais toujours présents. Chaque semaine, ils rendent visite à Suzanne, leur petite fille noire adoptive. Un vague sentiment de culpabilité règne dans leur pavillon de banlieue cossue, quand on vient leur demander de parler de leur fille incarcérée à l’heure du thé. « On pensait avoir fait du mieux possible pour Suzanne. On a essayé de lui donner le meilleur. Mais Suzanne a toujours été une enfant à part. »

Sa jeune sœur, enfant biologique des parents Warren, elle, n’a pas souhaité nous répondre. Ras-le-bol des folies de sa grande sœur, « la bizarre » qui préférait les dragons quand on racontait des histoires de princesse.

Suzanne a toujours été un peu à côté de la plaque.

« Ce que je veux, c’est que l’on m’aime… comme je suis » murmure Suzanne. Et ça, Vee l’avait bien compris. Dès son arrivée, ou plutôt son retour au trou, il y a quelques semaines, cette dealeuse de drogue avait pris la tête des Afro-Américaines. Faisant de Crazy Eyes son bras droit. L’encourageant à relever la tête et à ne pas se laisser marcher sur les pieds. «Elle est le cerveau, je suis le muscle» résumait Crazy Eyes. Mais Vee l’a trahie. Les yeux immenses de Crazy Eyes s’embrument. Mais elle se ressaisit et force un sourire qu’elle voudrait charmant, mais qui s’avère inquiétant.

Crazy Eyes, c’est plus que de la poésie dans un monde de brutes, c’est de la poésie brute.