Fut un temps où les caricaturistes, dans les journaux, caricaturaient les puissants. Essentiellement les chefs d’Etat, et les ministres. C’était simple : les grands, les gros, les à moustache, les sans moustache. Dessinateur canonique du Figaro, Jacques Faizant, parfois, précisait leur nom sur leur serviette quand il n’était pas certain qu’on les reconnût. On voyait aussi parfois aussi dessinés des Français moyens, ou des protagonistes de faits divers. Avant on voyait des Juifs à gros nez, selon la ligne des journaux, ou selon l’époque. Les Juifs ne protestaient pas. Ils avaient, dans les années 30, d’autres priorités.
Puis (je résume) arrivèrent les réseaux sociaux. Des militants, des activistes, y prirent la parole sans autorisation préalable des journaux qui employaient les caricaturistes. Certains recueillirent une large audience. Du coup, il put leur arriver de critiquer les caricatures. Ces critiques parvinrent aux oreilles des caricaturistes qui, du coup, s’autorisèrent aussi à égratigner leurs critiques, souvent sévèrement. Le meilleur exemple de cette évolution est le caricaturiste du Monde Xavier Gorce, qui vient de claquer la porte du journal après avoir publié un dessin assez incompréhensible sur l’inceste et les transsexuels, dessin qui a amené la direction du journal à s’excuser (mais sans supprimer ledit dessin) après un début de bronca en ligne.
Avant ce dessin sur l’inceste, Gorce, qui dessine exclusivement des dialogues entre manchots, avait commis des dessins très violents, parfois insultants, contre les gilets jaunes, dessins qui en avaient fait la cible de ces gilets jaunes sur les réseaux sociaux, sans jamais susciter d’excuses de son journal. A noter que Plantu, qui n’aimait pas non plus les gilets jaunes, a annoncé son départ en retraite au même moment, mais en expliquant que cela n’avait rien à voir avec le départ de Gorce.
S’est donc créée une situation où certains caricaturistes se sont mis à se moquer d’anonymes, appartenant souvent à des catégories dominées, amenant ces dominés à expliquer que ces caricatures leur sont une offense supplémentaire, une couche supplémentaire de domination qui se surajoute à leur domination sociale.
Grands journaux contre réseaux sociaux : au printemps, après un dessin sur Nétanyahou jugé antisémite sur les réseaux sociaux, le New York Times décida d’arrêter de publier des caricatures dans son édition internationale. Sans toutefois l’assumer. Le dessinateur Chappatte racontait alors (dans le Monde !) qu’il voyait de plus en plus souvent des photos remplacer ses propres dessins, sans qu’aucune autorité du journal ose lui en parler. Ce n’est pas facile, pour un patron de journal, d’avouer qu’on a peur d’un dessin.
Et voilà que la malédiction de la caricature atteint le journal français. C’est l’affaire Gorce. Elle est embrouillée. On suit avec peine les explications sinueuses de Gorce, expliquant que son dessin visait, non pas les victimes d’inceste, ou les transgenres (catégories dominées), mais le philosophe dominant Alain Finkielkraut. On a suivi tout aussi difficilement les explications tout aussi sinueuses du Monde les premiers jours, expliquant qu’à la légitime liberté du dessinateur, s’opposait la tout aussi légitime liberté de la direction de ne pas publier son dessin. Renard libre dans poulailler libre, on connaît la chanson. Jadis, les directions avaient la sagesse de se donner le choix chaque jour entre plusieurs dessins. Il semble que le Monde y a renoncé.
Les transgenres, les victimes d’inceste, les musulmans peuvent s’analyser aujourd’hui, à de nombreux points de vue, comme des catégories dominées. Mais sur les réseaux sociaux, dans certains espaces, leurs discours de dominés semblent dominants, avec leur terrible arsenal (bad buzz, cyberharcèlement, cancel culture). De fait, ils le sont moins qu’ils ne le semblent, et cela tient beaucoup à un effet de loupe. Leur domination, souvent, ne dépasse pas les limites de leur communauté. Mais vue de loin, ou de haut, elle fait peur.
D’où les promptes excuses du Monde. On aurait pu imaginer d’autres réactions du journal : une interview de Gorce sur le sens de son dessin, un moment de pédagogie sur la caricature, etc. Il faut croire que le directeur Jérôme Fenoglio (qui s’en est entretenu avec Xavier Gorce avant les excuses) n’a pas été convaincu par la clarté des explications de son dessinateur. En conclusion, le journal ne renonce pas aux caricatures, mais va renouer avec sa tradition d’une prudente validation a priori. Afin de «croiser les regards», comme on dit aujourd’hui.