Bouton Lire dans l'app Lire dans l'app
Interview

Livreurs à vélo : «On ne va pas se féliciter qu’un employeur respecte le code du travail»

Just Eat France, filiale du géant mondial Takeaway.com, a annoncé dimanche le lancement de sa flotte parisienne de coursiers en CDI. Une annonce qui ne convainc pas totalement Ludovic Rioux, syndicat CGT.
Un livreur à vélo, dans Paris, le 13 juin 2019. (Photo Denis Allard pour Libération)
publié le 31 janvier 2021 à 17h14

Effet d'annonce ou réel signal positif pour le secteur très précaire des livreurs à vélo ? Dans le Journal du dimanche, Just Eat France, filiale du leader mondial de la restauration livrée Takeaway.com, officialise le lancement de son équipe de livreurs à Paris. Inédit dans le secteur, et pourtant simplement en accord avec le droit du travail sur le papier : ceux-ci seront salariés, en CDI, payés 10,30 euros de l'heure avec couverture sociale et, toujours, des horaires flexibles. Après avoir recruté 350 livreurs dans la capitale depuis novembre, la plateforme ambitionne d'étendre ses effectifs à 4 500 livreurs en CDI dans 30 villes françaises d'ici la fin de l'année.

Just Eat France (ex-Allo Resto) fonctionne comme une plateforme mettant en relation restaurateurs et clients : «80% de nos 15 000 restaurants partenaires en France ont leur propre service de livraison, cette nouvelle offre s'adresse aux 20% d'indépendants et de grandes chaînes de fast-foods qui n'ont pas leurs coursiers», indique ainsi dans le JDD Meleyne Rabot, directrice générale de Just Eat France. Pour ces derniers, la plateforme s'appuyait déjà sur Stuart, service de livraison de proximité du groupe La Poste. Les nouvelles équipes de livreurs salariés ne s'y substitueront pas, mais viendront s'ajouter à cette offre déjà existante.

Jusque-là, les derniers débats sur la législation entourant les travailleurs des plateformes, très sollicités pendant cette crise sanitaire, n'étaient pas allés jusqu'à recommander le salariat. Le rapport Frouin, rendu en décembre à la demande de Matignon, préconisait ainsi le rattachement des livreurs à des coopératives, qui leur permettrait d'accéder à une couverture sociale minimum. Plus récemment, le 7 janvier, la ministre du Travail, Elisabeth Borne, a commandé un projet d'ordonnance sur le dialogue social dans le secteur, avec la volonté de fixer aussi un cadre de régulation. Le rapport est attendu avant la fin avril. Le modèle avancé par Just Eat va-t-il influencer les débats ? Ludovic Rioux, livreur et secrétaire du syndicat CGT Uber Eats-Deliveroo, reste très prudent face à cette annonce.

Comment l’initiative est-elle perçue chez les livreurs ?

Ça faisait déjà plusieurs semaines qu’on savait que ce service arrivait puisque Just Eat avait lancé une campagne de recrutement dans plusieurs villes dont Paris et Lyon, par exemple. Depuis un certain nombre d’années, un rapport de force s’est installé. Entre les plateformes de livraison d’un côté, qui ont un soutien du gouvernement et du patronat en général, intéressés par cette utilisation du statut d’auto-entrepreneur au détriment, entre autres, du code du travail et des cotisations sociales. Et de l’autre côté, des travailleurs des plateformes, qui se battent pour plus de droits. C’est intéressant de voir que Just Eat met en avant une activité propre avec une flotte de livreurs salariés, au moment où le gouvernement s’intéresse de plus près à la question du statut des travailleurs des plateformes de livraison. Pour nous, syndicalement, ça pose deux questions : premièrement, ça laisse sous-entendre que les plateformes de livraison ne peuvent plus continuer à ignorer les droits des travailleurs. Mais ça ne permet pas non plus, pour le moment, de garantir que Just Eat les respectera.

Mais n’est-ce pas une initiative qui va dans le bon sens ?

On ne va pas se féliciter qu’un employeur respecte le code du travail. L’épreuve de force sera de voir, après le lancement de Just Eat sous cette forme-là, si cela correspond à ce qui est vendu sur le papier. On sait que dans les entreprises aujourd’hui, le patronat ne recule devant rien, même face au code du travail ou à la convention collective.

Est-ce que ce n’est pas une concurrence sur un facteur éthique qui est en train de se mettre en place ?

Sur le marché des plateformes de livraison, Deliveroo et Uber Eats sont en concurrence depuis des années, et proposent aujourd’hui un peu la même chose. On a une dégradation des conditions de travail qui vont globalement vers de plus en plus de similitudes dans les rémunérations, dans la manière dont le travail est organisé, dans la qualité de la prestation. Dans cette concurrence qui se fait au détriment des conditions de travail puisqu’elle vise surtout à accroître les taux de profit de ces entreprises, si Just Eat a envie d’y prendre part, c’est aussi parce qu’ils ont décidé de proposer autre chose. Je ne sais pas quel intérêt économique ils y trouvent, mais je suppose que, face à cette situation intenable, Just Eat préfère se prémunir en respectant le droit dès maintenant plutôt qu’à avoir à s’adapter par la suite aux éventuelles évolutions législatives qui vont apparaître. C’est aussi possible qu’il y ait d’autres éléments derrière. Le secteur d’activité de la livraison prend une place de plus en plus importante, ce n’est pas étonnant que des entreprises essaient de tirer leur épingle du jeu.