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Journal d'épidémie

Les diabétiques de Schrödinger

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d'une société suspendue à l'évolution du coronavirus.
Un stylo à insuline employé pour le traitement du diabète. (NIKLAS HALLE'N/Photo Niklas Halle'n. AFP)
publié le 2 septembre 2020 à 13h50

Plus fort que l'hydroxychloroquine. Là où la médecine patine, l'administration fait des miracles. Dans la nuit du 31 août au 1er septembre 2020, des milliers de personnes atteintes de pathologies vasculaires ou pulmonaires ont soudain cessé d'être considérées vulnérables au coronavirus.

Depuis le début de l’épidémie, ces patients fragiles, ainsi que les proches de personnes vulnérables, pouvaient bénéficier d’un certificat d’isolement et télétravailler ou bénéficier du chômage partiel si leur fonction rendait le télétravail impossible. Ce pouvait être le cas d’une femme porteuse d’une mucoviscidose, ou d’un homme prenant soin à domicile d’un grand-parent fragile, ou d’une femme lors du troisième trimestre de la grossesse.

Du jour au lendemain, la liste des sujets susceptibles de bénéficier de ce dispositif a été singulièrement amputée. Seuls les patients atteints d’un cancer évolutif sous traitement, les patients atteints d’une immunodépression (congénitale, ou médicamenteuse, ou liée à une maladie : VIH, maladies sanguines), les patients dialysés, et certains diabétiques, peuvent bénéficier du dispositif.

Le cas des diabétiques est particulièrement éclairant sur les principes qui ont fondé l’action du gouvernement. Seuls peuvent continuer à bénéficier du dispositif les diabétiques obèses ou présentant des pathologies vasculaires (artérite, infarctus, etc.)… à condition d’avoir plus de 65 ans.

Plus. De. 65 ans. Nous ne sommes pas encore dans l’Amérique de Trump mais nul doute que certains y pensent fortement, en font leur rêve mouillé. Quel diabétique avec des complications vasculaires travaille au-delà de 65 ans ? (hors du milieu médical, s’entend). Cette restriction montre bien à quel point la liste a été établie en dépit du bon sens, avec la volonté de feindre une bienveillance démentie dans les faits.

Et lorsqu'on découvre le communiqué de France Assos Santé, «organisation de référence pour représenter les patients et les usagers du système de santé et défendre leurs intérêts», on croit rêver : «Pour la première fois depuis le début de cette épidémie, ce ne sont pas les scientifiques du Haut Conseil pour la Santé Publique ou les professions de santé qui ont dicté ce décret. Il a été négocié avec nous, les représentants de patients.» Interpellée par des patients et des médecins interloqués, France Assos Santé supprime le lendemain son tweet et déclare : «Le tweet d'hier, sorti de son contexte, ne traduit pas nos actions. Suite à la décision unilatérale du Gouvernement de mettre fin aux certificats d'isolement, nous avons obtenu leur maintien pour les personnes parmi les plus à risque. Nous poursuivons nos actions pour les exclus.»

On a beaucoup parlé, à juste titre, de la nécessité d’entendre la voix des malades, de les faire participer aux décisions concernant leur santé, que ce soit à titre individuel dans le secret de la relation médecin-patient, ou plus globalement lorsqu’il s’agit de la place de la maladie ou du handicap dans une société qui rechigne à les prendre en compte, les culpabilise souvent, voire estime que le maintien du système économique vaut bien quelques dégâts collatéraux. Ce à quoi on assiste ici est la suite logique d’une dérive enclenchée de longue date. Des associations de malades se sont vues adoubées par le gouvernement, ont bénéficié de subventions de l’Etat et des laboratoires pharmaceutiques, et, gonflées d’importance, ont peu à peu oublié qu’elles étaient censées protéger les malades.

On n’est jamais si bien servile que par soi-même. Le plaisir d’être à la table de négociations, de ne pas laisser des scientifiques ou des professions de santé «dicter» un décret, a donc amené France Assos Santé à se gargariser d’avoir participé à un recul de la protection sociale laissant sur le carreau des milliers de malades et leurs proches. Seuls les patients qu’il aurait été indécent de renvoyer au travail quelqu’en soient les conséquences (cancéreux, dialysés, immunodéprimés sévères) ont échappé au couperet. Dans le cas des diabétiques, France Assos Santé, dont le président Gérard Raymond fut président de la Fédération française des diabétiques de 2015 à 2019, s’est clairement fait rouler dans la farine. Le gouvernement feint de protéger les diabétiques de Schrödinger : des diabétiques à complications vasculaires ayant dépassé de plusieurs années l’âge légal du départ en retraite. A ce compte, on est au moins certains de ne pas trop grever le budget de l’Etat.

Reste aux médecins à expliquer à leurs patients qu'il n'y a pas d'argent magique, qu'il faut retourner au travail «quoiqu'il en coûte».