«Je n'étais pas venu à l'Elysée depuis 2012. A l'époque, sous Sarkozy, les photographes étaient encore considérés et pouvaient travailler. La sécurité et le service de presse nous respectaient a minima. Une certaine idée de l'image politique existait. Mercredi a eu lieu la traditionnelle photo du nouveau gouvernement Castex. On nous convoque dès 10h30. En patientant sous un soleil de plomb, j'ai le temps de m'informer auprès des confrères, habitués du protocole "à la Macron". Dorénavant, au palais, n'existe plus aucune liberté de photographier. Le photographe est un pion de la communication, gentiment encadré par de jeunes communicants et rudement recadré par des colosses de la sécurité. Un confrère, pour passer le temps, lève son appareil pour photographier une scène de la vie quotidienne : une employée remettant en place un drapeau français. Un policier en civil lance un glaçant : "Pas de photo !" Le ton est donné.
«On finit par être appelés – après deux heures d'attente – pour patienter encore dix minutes dans un salon doré, encadré par six ou sept jeunes loups dont je ne comprends pas le rôle et, semble-t-il, eux non plus. Puis les portes s'ouvrent. "Vous avez quarante-cinq secondes."
«La dizaine de photographes s’élance pour se loger derrière un cordon et des piquets. Je découvre des ministres figés. Immobiles. Des pantins. Le gouvernement a été positionné en avance sur une estrade afin d’éviter les scènes de maladresses qui faisaient autrefois le bonheur des preneurs d’images. Je sors du champ rigide de la photo de classe, pour tenter de m’éloigner sur le côté. Un garde du corps me suit de près. Le temps imparti est terminé, aucun ministre n’a bougé d’un cil. Absurdité d’une scène totalement aseptisée.
«Au moment de nous faire quitter les lieux, un communicant intime l'ordre aux ministres de ne pas bouger. Surtout pas de faux pas ! Nous sommes bousculés afin d'arrêter de photographier. "On vous dit d'arrêter !" Des mains se plaquent brutalement sur mon appareil photo. Je réponds au cerbère que je suis en droit de choisir quoi shooter. Ma réponse l'insupporte. Je suis apparemment le seul à oser contester les directives.
«A la sortie, je réitère le droit absolu et légal de photographier ce que je souhaite dans ce haut lieu du peuple. On me fait bien comprendre que je ne suis pas chez moi, mais chez eux. Deux officiers de sécurité exigent mon identité et photographient ma carte de presse : "Vous allez voir si vous pouvez faire ce que voulez à l'Elysée", me balancent-ils d'un ton hautain et menaçant.
«Mes confrères me soutiennent après coup discrètement ; ils tiennent à leur place et à leur job. Je les comprends. Le gouvernement a changé, mais les méthodes de l’ère Macron perdurent. Je ne suis pas sûr de pouvoir revenir de sitôt au Château.»
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