Maître de conférences en économie à l’Université d’Artois, Nicolas Bédu est aussi membre des Economistes atterrés. Pour ce spécialiste du capital-investissement et des systèmes financiers, les rachats à effet de levier (LBO) servent surtout à enrichir les fonds qui les financent.
Comment expliquez-vous le très grand nombre d’opérations de LBO et l’explosion de la dette privée des entreprises ces dernières années ?
Il y a une grande hétérogénéité de types de LBO («leverage buy out») qui ont été inventés il y a longtemps par la finance anglo-saxonne mais se sont largement diffusés à partir des années 80. Ce qui est certain, c'est que ce type de financement de la dette d'entreprise croît d'autant plus vite dans les périodes où l'économie ne se porte pas très bien, avec des taux d'intérêt très bas pour tenter de stimuler l'activité.
Pourquoi ?
Pour qu’un LBO réussisse, il faut que la rentabilité de l’entreprise soit supérieure au taux d’intérêt de l’emprunt contracté pour financer l’opération. Autrement dit, plus les taux sont bas, comme c’est le cas actuellement, plus vous pouvez prendre de risques pour financer des entreprises qui ne le seraient pas autrement. C’est ce à quoi on assiste, et c’est la même logique au fond que ce à quoi on a assisté avec les subprimes. Une fois que l’on a épuisé les bons dossiers et les clients sains, il faut se reporter sur d’autres qui le sont beaucoup moins, avec des modèles économiques de plus en plus vacillants, comme le prouvent ces faillites en cascade dans la distribution.
En quoi peut-on comparer certains LBO aux subprimes ?
La dette d'entreprise est de moins en moins financée par les banques en raison des obligations réglementaires de type Bâle III qui leur ont été imposées dans la foulée de la crise de 2008… et de plus en plus par des fonds privés, comme ceux spécialisés dans les LBO qui lèvent de l'argent auprès de riches investisseurs. C'est ce qu'on appelle le «shadow banking» (finance de l'ombre), avec une dette LBO qui n'a pas vocation à être conservée mais titrisée et revendue. Et pour éviter que la bulle de la dette LBO n'explose, les entreprises font comme les particuliers avec l'immobilier : elles renégocient leurs crédits, avec pour corollaire un endettement qui ne cesse de croître. L'enseigne de surgelés Picard, qui a multiplié les LBO pour financer son développement, a certes énormément grossi mais sa dette atteint 1,4 milliard d'euros.
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Est-ce un problème, si la croissance de l’entreprise suit ?
Il y a deux types de dette dans les LBO : l’endettement d’acquisition de l’entreprise et l’endettement de refinancement, qui est un joli terme pour désigner un mécanisme servant à verser des dividendes au fonds de LBO pour qu’il empoche sa plus-value. Cela revient à contracter une dette qui coûte moins cher pour rembourser une dette qui a coûté plus cher, comme dans le cas de Picard. Est-ce que ce mouvement peut durer éternellement, surtout quand la conjoncture se retourne ? C’est la question qui se pose.
Est-on face à une nouvelle bulle LBO ?
Le niveau d’endettement des entreprises a atteint des proportions folles, aux Etats-Unis mais aussi en Europe et en France, notamment pour celles qui sont sous LBO. Des études ont d’ailleurs démontré que les défaillances d’entreprises sous LBO étaient plus importantes, ce qui est un tabou dans le monde de la finance où on a tendance à ne comptabiliser que les LBO qui ont réussi. C’est ce que l’on appelle le biais du survivant. On a tendance à faire des LBO à tort et à travers parce que les liquidités sont abondantes et la demande pour ce type de montages très forte, mais les signaux d’une crise systémique en gestation sont nombreux. Que fait-on quand on n’arrive plus à rembourser alors que le loyer de l’argent (les taux d’intérêt) est déjà nul ?
Les défenseurs des LBO assurent qu’ils permettent de transmettre des entreprises familiales sans repreneur et qu’à la différence de la Bourse, ce sont des investissements de long terme. Qu’en pensez-vous ?
Ce sont les vertus qui sont classiquement invoquées. Mais dans ce système où l’entreprise paie son propre rachat, on devrait distinguer le régime fiscal en fonction de la nature de l’acheteur. S’il paraît justifié que des cadres rachetant leur entreprise puissent bénéficier de la déductibilité des charges financières liées à leur dette avec pour conséquence de minorer leur imposition sur les bénéfices, c’est beaucoup plus discutable dans le cas de fonds de LBO obéissant à une logique financière. En supprimant cette déductibilité, une bonne partie de leurs gains liés à cet effet de levier (une forme de bouclier fiscal) disparaîtrait. On a assisté à une forme de dévoiement d’un mécanisme prévu au départ pour faciliter le rachat d’entreprises par leurs salariés et non pour enrichir des fonds. Quand on voit les dérives actuelles, il est temps d’assainir le système.