Tribune. C'est mardi, après plusieurs semaines d'attente, que Joe Biden a annoncé sur Twitter le choix de sa colistière pour les élections présidentielles de novembre : ce sera la sénatrice de Californie, Kamala Harris, qu'il décrit comme «une combattante courageuse pour les gens du peuple.»
Dès cette annonce, beaucoup ont salué l’événement historique que représente la candidature d’une femme noire à la vice-présidence, et on ne peut qu’être impressionnée par le parcours de Kamala Harris, fille d’une mère indienne et d’un père jamaïcain, diplômée d’Howard University, université noire fondée en 1867, procureure générale de Californie puis sénatrice, et maintenant en lice pour devenir la première vice-présidente, et peut-être première présidente de l’histoire des Etats-Unis dès les élections de 2024, tant il est possible que Joe Biden ne se présente pas pour un second mandat s’il est élu en novembre. Il est bien sûr normal de saluer celles et ceux dont le parcours hors du commun permet d’ouvrir le champ des possibles pour le plus grand nombre de personnes. Ce fut le cas de Barack Obama en 2008, c’est aujourd’hui le cas pour Kamala Harris.
Epaules
Ce discours de l’exceptionnalité est cependant insatisfaisant historiquement et politiquement. Kamala Harris n’est pas la première femme, ni même la première femme noire à être candidate à la vice-présidence des Etats-Unis. En 1984, c’est la démocrate Geraldine Ferraro qui est devenue la première colistière de l’un des deux principaux partis. En 2008, Sarah Palin fut choisie par l’adversaire républicain de Barack Obama, John McCain. Dès l’annonce faite par Biden, l’historienne Martha Jones notait que la militante et journaliste Charlotta Bass fut la première femme noire à être candidate à la vice-présidence pour le Parti progressiste créé en 1948 par Henry Wallace, vice-président de Franklin Delano Roosevelt de 1941 à 1945. En 1980 et 1984, Angela Davis fut colistière de Gus Hall pour le Parti communiste. Ces candidatures, qui ont échoué dans les urnes, sont loin d’être anecdotiques.
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On trouve en anglais l'expression «se tenir sur les épaules de quelqu'un» (to stand on someone's shoulders) pour décrire la dette envers celles et ceux qui vous précèdent. C'est l'expression qu'a utilisée Barack Obama dans son hommage au militant pour les droits civiques et sénateur africain-américain John Lewis à l'annonce de son décès le 18 juillet. Il y décrit de façon émouvante cette scène lors de son investiture le 20 janvier 2009 : «Quand j'ai été élu président des Etats-Unis, je l'ai pris dans mes bras avant de prêter serment à la tribune et je lui ai dit que si j'étais là, c'est seulement grâce aux sacrifices qu'il avait faits.» De la même façon que Barack Obama n'aurait pas été président sans l'action des militantes et militants pour les droits des Noirs qui ont combattu d'abord l'esclavage, puis la ségrégation et la discrimination, Kamala Harris ne serait pas en passe de faire l'histoire sans des générations de femmes pionnières avant elle, de Frances Ellen Watkins Harper et Harriet Tubman au XIXe siècle jusqu'à Shirley Chisholm, qui fut la première femme noire à se présenter à une primaire de l'un des principaux partis en 1972.
Mobilisations
Dans un éditorial publié dans le New York Times mercredi, la professeure de sciences politiques Melanye Price note que la candidature de Kamala Harris est aussi le fruit de mobilisations dans les urnes et dans la rue organisées tout au long de l'histoire des Etats-Unis par des femmes noires, qui se sont imposées comme l'électorat le plus fiable au sein du Parti démocrate ces dernières années. Ces mouvements ont souvent été à l'origine d'une critique radicale de la démocratie et du capitalisme étatsuniens. Ils ont au final permis qu'une plus grande diversité des expériences et des points de vue soit représentée au sommet de l'Etat, jusqu'aux élections de 2018 qui ont vu un nombre record de femmes élues au niveau tant local que national.
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Certaines et certains ont noté à juste titre le bilan problématique de Kamala Harris quand elle était procureure générale de Californie. Sa personne n'est pas en soi la garantie d'une politique progressiste, mais elle constitue un signal néanmoins important que la candidature Biden est susceptible d'évoluer à condition que les mobilisations qui ont permis la nomination historique de Kamala Harris continuent de se faire entendre. «S'ils ne vous donnent pas un siège à table, apportez une chaise pliante», écrivait Shirley Chisholm.