C’est ce qu’on appelle prendre une ministre au mot. Ce weekend dans le Journal du dimanche, Frédérique Vidal a confirmé sa volonté de lancer une enquête «au sens sociologique du terme» sur «l’islamo-gauchisme» à l’université. Or, il se trouve qu’une étude scientifique vient de paraître sur les occurrences du mot sur Twitter. Et le résultat ne devrait pas plaire à la ministre. Directeur de recherche au CNRS et directeur de l’Institut des systèmes complexes de Paris Ile-de-France, David Chavalarias a analysé, grâce aux techniques de la data science, plus de 230 millions de messages politiques émis entre le 1er Août 2017 et le 30 décembre 2020 sur Twitter. Intitulée «Islamo-gauchisme : le piège de l’Alt-right se referme sur la macronie», son enquête a été mise en ligne à disposition du public. Résultat : avant d’entrer dans le lexique gouvernemental, «l’islamo-gauchisme» a été massivement et quasi exclusivement porté par des comptes d’extrême droite. Frédérique Vidal, Gérald Darmanin et Jean-Michel Blanquer avant elle, lui ont donc donné ce petit coup de pouce médiatique qui lui faisait défaut pour atteindre le grand public.
Outil militant pour discréditer la gauche
Entendons-nous bien : cela ne signifie pas que le terme a été inventé par l’extrême droite. Comme Libé l’écrivait en octobre, l’expression apparaît dans un texte de Chris Harman, trotskiste anglais du Socialist Worker Party, auteur du Prophète et le prolétariat, et qu’une lecture biaisée fait passer pour la promotion d’une alliance entre la gauche et les islamistes. En France, le mot aurait été introduit par le sociologue Pierre-André Taguieff en 2002 pour désigner une convergence entre une certaine extrême gauche, notamment issue du mouvement altermondialiste, et un islam politique. Ça, c’est pour ce que le concept est censé pointer du doigt.
Inversement, que révèle-t-il de ceux qui l’emploient ? On apprend que parmi ses utilisateurs sur Internet ces dernières années, «plus de la moitié ont été suspendus par Twitter, pointant des comportements verbalement violents [...] typiques des agissements d’une certaine frange de l’extrême droite». L’«islamo-gauchisme» y est associé aux notions de «traîtres, d’ennemi de la République, d’immoralité, de honte, de corruption ainsi que de menace, d’insécurité, de danger, d’alliance avec l’ennemi et bien sûr de compromission avec l’islamisme radical». Selon la cartographie de l’ensemble des échanges Twitter, ce sont les communautés politiques liées au Rassemblement national et à Les Républicains qui ont le plus usé de la notion. Il s’agit donc bien d’un outil militant que s’échangent droite et extrême droite dans le but de discréditer la gauche. Et, souligne le chercheur, «cet effort soutenu n’a pas eu d’effet notable sur l’écosystème politique jusqu’à récemment».
Acte I : Novembre 2016
Incarner la «Révolution»
C’était sans compter sur la triplette Vidal-Darmanin-Blanquer. La fachosphère ne pouvait en effet par espérer mieux que trois ministres en poste et surexposés pour faire la part belle à ses idées. «Les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême droite a peiné à faire en plus de quatre années, résume Chavalarias. Depuis octobre, le nombre de tweets mentionnant ’'islamo-gauchisme’', qu’ils aient été émis par les communautés politiques ou par des tweetos non militants, est supérieur au nombre total de mentions entre 2016 et octobre 2020 pour ces mêmes catégories. On peut parler de performance.»
Selon David Chavalarias, en employant le terme d’islamo-gauchisme, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche s’inscrit dans un procédé rhétorique de «désinformation» jusque-là très prisé par l’extrême droite américaine. Aux Etats-Unis, l’alt-right, mouvance idéologique proche de Donald Trump, a fait de la supposée emprise des «gauchistes» sur l’université l’un de ses principaux chevaux de bataille. Un mode opératoire versant dans l’anti-intellectualisme dont le but est de «conquérir l’imaginaire collectif avec [ses] représentations du monde». Dans la bataille des mots, l’extrême droite voit donc l’un de ses concepts phares popularisé par le gouvernement censé la combattre. Inquiétant, à quelques mois de la présidentielle 2022.
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