Ici, la dernière fois vient avant la première. C’est le chemin le plus sûr, c’est-à-dire rétroactif, pour ce très beau long métrage de Kohei Igarashi, afin de toucher à une éternité discrète. Le forever du titre, qu’on pense d’abord ironique – Super Happy forever désignant en fait une secte béato-mystique aux membres se reconnaissant entre eux grâce à une chevalière au doigt –, est finalement dénué de tout sarcasme. Ce récit à l’envers, en deux parties, de deuil récent puis d’amour naissant, est pavé de réminiscences puis de souvenirs du futur, jusqu’à s’achever en ruban de Möbius. On ne pourra saisir la profondeur du chagrin de Sano, jeune héros flanqué de son ami Miyata de retour à l’hôtel où il avait fait la rencontre de celle qui partageait sa vie, Nagi, subitement disparue, qu’à condition d’assister à leur rencontre cinq ans plus tôt. Le fil rouge du film est une casquette rouge égarée par la jeune femme à l’époque, que Sano cherche partout, avec des airs de somnambule encore sonné par le deuil de sa bien aimée.
Nouilles instantanées
A la faveur d’un flashback glissé dans un panoramique à l’hôtel, tout recommence, et de 2023, le film fait retour en 2018. Nagi, jeune femme photographe, débarque dans cette chambre 819 de la péninsule d’Izu. Elle fera bientôt connaissance avec Sano et son pote dans le hall de ce temps retrouvé, lors d’une virée en boîte et des promenades sur la jetée. Morte, Nagi revit ainsi au passé : la seconde partie bascule de son seul point de vue, Nagi arpentant ce même littoral, oublieuse des choses et des objets, de son portable, de son anniversaire, évoquant chez la jeune femme une fragilité neurologique, absences et égarement jusqu’à sa mort, une nuit, dans son sommeil. Ce flashback, surgi à la moitié de Super Happy Forever, agit comme le révélateur du futur, la première partie peu à peu prend sens et s’éclaire, via les effets différés du souvenir, le retour en arrière permet comme un rétroéclairage sentimental, de saisir par exemple les heures précieuses où l’on tombe amoureux le temps de la cuisson de nouilles instantanées (trois minutes) côte à côte sur un trottoir.
Juste après, il y a un plan sublime : Nagi, allongée sur le côté, de dos immobile dans le lit de la chambre d’hôtel, se réveille, se redresse puis s’étire. La puissance du plan ne tient pas à sa plasticité mais de ce qu’il touche au cœur secret et romanesque de la mise en scène d’Igarashi : «Est-ce que Nagi croit encore qu’elle dort ?» dit au début Sano à son ami. Ce plan très simple d’éveil rétrospectif de la disparue bouleverse, cristallise la somme des signes et indices que Super Happy Forever avait disposés tout du long – Dieu ou le diable gisant dans les détails, paraît-il. Les plans de dos répétés sont les plans pour mémoire du film, parsemés d’effets miroirs et de dévoilement par flash, au rythme de la mer et d’une chanson fredonnée : Beyond the Sea, version anglaise et mélancolique par Bobby Darin.
Geste remémoré
Logique des choses précises, pudiques et minuscules, effets d’écho que les «super happy» optimistes appellent «synchronicité». On se rappelle certains dispositifs narratifs de Hong Sang-soo (le Pouvoir de la province de Kangwon, autre film scindé, aux deux parties s’éclairant mutuellement). Le spectateur devient l’observateur privilégié des personnages séparés par la langue, la mort, la classe sociale. Chaque élément disséminé trouve peu à peu place, et tout se tient : les clients et les employés, les exilés et les endeuillés, les amoureux, les amitiés. «Tu ne trouveras pas les limites de l’oubli, si loin que tu puisses oublier», écrivait Maurice Blanchot dans l’Attente, l’Oubli. Igarashi porte une attention infime et infinie à chaque geste remémoré, jusqu’à celui d’An, la femme de chambre, la Vietnamienne, l’étrangère familière ouvrant une ultime fois la porte de son casier. L’hôtel va fermer.
Super Happy Forever de Kohei Igarashi, avec Hiroki Sano, Nairu Yamamoto… 1h34