Hier, peu après 16 h 15, le président de la Commission électorale indépendante (CEI), Youssef Bakayoko, a rompu l’attente de plus en plus insupportable pour les Ivoiriens en donnant le nom du vainqueur de la présidentielle : Alassane Ouattara l’a donc emporté avec plus de 54,1 % des suffrages exprimés, contre 45,9 % pour le chef de l’Etat sortant, Laurent Gbagbo. Mais ces résultats ont aussitôt été contestés par le Conseil constitutionnel, seule institution habilitée à valider les résultats - provisoires - donnés par la CEI. Le président de la plus haute instance judiciaire du pays, Paul Yao N’Dré, a ainsi qualifié ces résultats de «nuls et non avenus», promettant de donner les «résultats définitifs dans quelques heures». Autant dire que la Côte-d’Ivoire, coupée en deux jusque dans ses institutions, n’en a pas fini avec la tension.
Obstruction. Hier soir, le pays était toujours officiellement sous couvre-feu, et l’armée a annoncé la fermeture des frontières terrestres et aériennes. Soumis à d’intenses pressions de la part de la communauté internationale (lire page 4), mais aussi de la part du Premier ministre Guillaume Soro, issu du camp des ex-rebelles, proche de Ouattara, le président de la CEI a donc fini par prendre ses responsabilités. Le lieu où Youssef Bakayoko a divulgué les résultats provisoires n’est pas anodin : il s’est exprimé à l’hôtel du Golf, un établissement placé sous la haute protection des Casques bleus, où réside le Premier ministre, mais aussi, depuis quelques jours, Alassane Ouattara.
Après son annonce, selon nos informations, Bakayoko a été escorté par plus d’une centaine de Casques bleus pour être mis en lieu sûr. En toute logique, le président de la CEI aurait dû annoncer les résultats de la présidentielle depuis le siège de cette institution. Mais, au fil des jours, la tension n’a cessé de monter en son sein, au point qu’on a vu mardi deux de ses responsables empêcher physiquement le porte-parole de la CEI de donner des résultats partiels, en déchirant la déclaration qu’il s’apprêtait à lire. Très vite, au soir même du scrutin, il était apparu que Ouattara arrivait largement en tête. Les procès-verbaux des bureaux de vote, transportés à travers tout le pays par les équipes des Nations unies jusqu’à la CEI, ne laissaient guère de place au doute.
Le camp Gbagbo a alors opté pour une stratégie d’obstruction, refusant de valider les procès-verbaux issus du nord du pays. Jugeant que le vote s’est déroulé dans cette partie du territoire sous la pression des ex-rebelles des Forces nouvelles (FN), Laurent Gbagbo demande l’annulation pure et simple des résultats dans quatre régions. Ce qui, d’un point de vue arithmétique, assure sa réélection. Problème : ni les observateurs des Nations unies, ni ceux de l’Union européenne ou de l’Union africaine n’ont relevé ces «violations massives» des droits de l’homme et du vote évoquées par les proches de Gbagbo.
L’objectif a été atteint : la CEI n’est pas parvenue à proclamer les résultats provisoires de la présidentielle dans le délai prévu de trois jours. Dès lors, le Conseil constitutionnel a décidé de prendre la main. Hier après-midi, son président, Paul Yao N’Dré, un proche du président Gbagbo, a déclaré que le Conseil constitutionnel se trouvait «saisi pour vider le contentieux et proclamer les résultats définitifs». Tous les membres du Conseil constitutionnel sont réputés acquis à la cause du président sortant.
«Dangereux». Hier, le Conseil de sécurité de l’ONU a apporté son soutien à la CEI, menaçant les «fauteurs de troubles» qui tenteraient de s’opposer à son action. A la télévision nationale, Paul Yao N’Dré a répliqué que ni l’ONU, ni l’Union européenne ou africaine n’étaient «habilitées» à donner les résultats. «La Côte-d’Ivoire est un Etat de droit», a-t-il martelé. Dans la même veine, ce haut responsable s’en est pris aux médias étrangers, accusés de se livrer à «un jeu dangereux».
Mercredi soir, la chaîne Euronews, relayée par TV5, avait annoncé - par anticipation - la victoire de Ouattara, à la grande fureur du régime d’Abidjan. Hier soir, un responsable du Conseil de l’audiovisuel a demandé à Canal Horizons de suspendre la diffusion des chaînes et radios françaises. Durant la crise ivoirienne, la presse française a souvent joué un rôle de bouc émissaire. En octobre 2003, le journaliste de RFI Jean Hélène avait été tué à bout portant, à Abidjan, par un policier.
Enfin, le porte-parole de l’armée a annoncé la fermeture des frontières terrestres et aériennes du pays, évoquant en particulier l’aéroport d’Abidjan. En novembre 2004, l’armée française avait pris son contrôle pour pouvoir évacuer 8 000 Français ainsi que plusieurs milliers d’étrangers pris pour cible dans des émeutes antifrançaises. Le pouvoir de Laurent Gbagbo semble décidé, une nouvelle fois, à se lancer dans une épreuve de force avec la communauté internationale.