Cyberpunk 2077 est une machine à rêves. Une usine à fantasmes qui habite la tête des joueurs depuis plusieurs années et tourne aujourd’hui à plein régime, soutenue par un plan com implacable. Ils ne sont pas nombreux à s’être hissé à ce niveau de la chaîne alimentaire, celle des éditeurs et des jeux transformés en monstres hypertrophiés. Il y a Rockstar, avec ses GTA et Red Dead. Peut-être Naughty Dog (The Last of Us) et Bethesda (Elder Scrolls). Et donc CD Projekt, studio polonais dont l’envergure est sortie transformée de The Witcher III, ultime épisode d’une saga de fantasy paru en 2015. Splendide qui se distinguait pour ses qualités d’écriture et sa façon de jeter le joueur dans un nid de vipère pour le laisser découvrir que tous les chemins pour s’en extirper sont plus terribles les uns que les autres, The Witcher constituait le grandiose aboutissement d’une boite fondée au lendemain de la chute du Rideau de fer par deux jeunes polonais décidés a importer et traduire des jeux occidentaux, d’abord sous le manteau, puis en devenant un éditeur en bonne et due forme et un studio en perpétuelle croissance (première capitalisation boursière du pays, en avril selon les Echos) aujourd’hui fort de 600 employés répartis entre Varsovie et Cracovie.
Teasé dès 2012, Cyberpunk 2077 adapte un jeu de rôle papier iconique de la fin des années 80, nourri de cyberpsychoses ballardiennes, de transhumanisme, d’extrémisme ultralibéral. Quand l’industrie à l’habitude de qualifier ses blockbusters de AAA, Cyberpunk appartient à la catégorie du dessus – un AAAH ! en somme –, jeu vidéo des superlatifs où les investissements d’argent, de temps, de communication sont sans commune mesure. A rebours du marché, le marketing autour du titre s’est d’abord fait sans image, se reposant sur le bouche à oreille autour de la baffe technique dévoilée à quelques happy few à Los Angeles. Le dévoilement en fanfare étant porté par l’icône geek Keanu Reeves (qui, pour le coup, tient un rôle central dans l’intrigue) en mode rock star. Avant même d’être un jeu, Cyberpunk est devenue une usine à contenu pour les sites spécialisés, le premier de France en terme d’audience ayant signé, six jours avant sa sortie, quelque 290 news.
Dans cet espace médiatique dominé par les influenceurs, la presse généraliste n’a pas vraiment une place de choix. On a tout de même tenté de mettre la main sur un exemplaire, histoire de ne pas se contenter des quelques heures de prise en main généralement allouées sur des titres de ce calibre. Réponse surprenante, en deux temps, de CD Projekt : pas question de partager une version anticipée sur console, en revanche, on va plutôt vous prêter un PC afin que vous puissiez profiter au mieux de l’expérience (comprendre une machine de compétition, où la seule carte graphique coûte deux consoles next gen) et profiter de la toute dernière build, la version quasi finale. Celle sur laquelle s’échine des équipes en heures sup obligatoires depuis quelques semaines, puisqu’aucune superproduction ne semble pouvoir se faire autrement qu’au détriment de ses développeurs.
Heures sup obligatoires
Sur pièces, après une quarantaine d’heures et deux fins bouclées, le monstre impressionne, emballe et déçoit en même temps. Face à des attentes si démesurément anflées, le résultat final est condamné à ne pas être à la hauteur. Dans un élan sadique, on pourrait le réduire à l’expression la plus triviale de ses mécaniques, à ce qu’il donne à faire le plus clair du temps : Cyberpunk serait alors un jeu de tir efficace, boosté aux cybergadgets, mais qui n’arrive pas à la cheville des grands FPS (il faut pas mal de temps avant que les armes offrent des sensations) ; un jeu qui peine à se montrer imaginatif en matière d’infiltration et de hacking qu’on a vite délaissé, et un monde ouvert que l’on traverse laborieusement dans des véhicules qui tiennent autant du tank que de la savonnette : la conduite est molle, n’offre aucune sensation de vitesse, les voitures sont à la fois lourdes et semblent n’avoir aucune adhérence.
A cela, il faudrait ajouter que la mouture partagée en fin de semaine dernière était encore percluse de bugs, régulièrement décidée à afficher à l’écran tous les végétaux du jeu, au point de rendre certaines séquences presque injouables. Autant dire qu’on n’a absolument aucune idée de la stabilité du machin pour les multiples versions commercialisées demain.
Reste malgré cela, que Cyberpunk est beau, très beau même parfois. Au point que son emballage se hisse régulièrement au niveau de celui des jeux de Quantic Dream, roi de l’hyperréalisme graphique, mais en environnement fermé, contrôlé. Ici tout est ouvert, foisonnant, dense. Night City, hybride vicié de Vegas, Hongkong et Los Angeles, est un organisme vivant, palpitant, agité par des foules compactes, des survols de drones, des publicités criardes, des passants qui se haranguent en japonais, en russe, en créole… Réseau fourmillant de vie que ce soit dans ses grandes artères ou ses arrières-cours craspecs, dans ses immeubles géants comme dans ses clubs souterrains. Servi par l’hyper plasticité du genre dans lequel il s’inscrit, Cyberpunk offre une envoûtante débauche de néons, de fumées, de latex et d’humains chromés. Mais le vrai choc tient moins à sa débauche visuelle qu’à l’immersion qu’elle offre, et à la capacité de CD Projekt d’injecter de la mise en scène dans un jeu construit à la première personne. En abandonnant la vue à la troisième personne pratiquée dans The Witcher, les Polonais tournent aussi le dos au concept de cinématique. Ces instants où le joueur se voit expulsé le temps d’une séquence scénarisée, mise en scène et fermée, où il n’est plus que spectateur.
Thread de bugs que j'ai trouvé sur Cyberpunk 2077 pic.twitter.com/93Dcq38bFy
— Anasan666🤖 (@anasan666) December 15, 2020
Cyberpunk est au contraire un grand-huit construit en vue subjective. Enfoncé dans la tête d’un mercenaire nommé V, le joueur n’expérimente Night City qu’à travers ses yeux à ellui. On danse, on court, on tombe d’un immeuble sans que jamais ne nous soit retiré le contrôle du regard, sans jamais «sortir du personnage», comme dirait un acteur. Même privé de cadre fixe à partir duquel travailler, CD Projekt parvient à injecter de la mise en scène en apportant un soin terrifiant aux lieux et aux éclairages, hyper dramaturgiques, en travaillant les poses des interlocuteurs du joueur, leur façon de bouger et d’envahir l’espace du joueur au point que se créer une proximité presque physique avec eux. Le studio trouve aussi dans ce passage à la vue subjective matière à nourrir son monde et son gameplay, au travers de «danses sensorielles», captations vidéo échangées sous le manteau qui donnent l’occasion d’expérimenter le monde au travers les yeux d’un autre.
Mante religieuse
Invasif est probablement le meilleur qualificatif pour décrire le premier contact avec le jeu. A l’environnement déjà ultrasaturé d’une ville qui crève l’écran et les oreilles, le HUD en rajoute une couche. L’interface sur laquelle s’affiche les informations nécessaires au joueur (niveau de vie, munitions, carte, ce genre de choses) participe à ce sentiment de surcharge, l’espace du visible étant régulièrement envahi par des coups de fils de clients, des documents, des notifications qui rappellent le caractère cybernétique d’un personnage qu’on n’aura de cesse d’améliorer au gré de mécanisations avancées (système optique, cortex pimpée pour le hacking, lames de mante religieuse en guise de bras…). L’effet d’accumulation est d’autant plus vif que le moindre échange appelle un laborieux décryptage du jargon local – et Cyberpunk, de par sa nature de RPG, est bien plus bavard que le tout-venant des jeux d’action-aventure avec lequel on pourrait le confondre.
«le travail de CD Projekt évoque celui de HBO, dans la façon d’injecter une «maturité» dans une industrie du jeu vidéo qui s’accroche au tout public comme les networks américains»
— Jean-Michel Kant
L’immersion se fait au prix d’un sentiment de submersion, par quelques heures traversées à tâtons. On se laisse volontiers balloter par l’écriture somptueuse du studio polonais qui sait comme personne donner un ton et une profondeur à ses personnages en seulement quelques lignes, admirable dans les punchline mutine comme dans les non-dits. A quoi s’ajoute l’e mesure que le brouillard se lève, que l’on pense prendre ses marques, CD Projekt parvient à faucher le joueur avec son savoir-faire en matière de «quest design». Cet art de l’écriture des missions s’illustre une première fois lorsque, chargé de récupérer une technologie volée, on trouve le moyen de passer un deal avec celui qui s’est fait dérober le robot pour doubler le voleur avant de retourner notre veste une nouvelle fois au moment de conclure le deal. Mais formidables illusionnistes, les Polonais savent faire naître l’extraordinaire de la routine du jeu vidéo. Le joueur croit pousser une porte quand en réalité il en ouvre trois et, sans crier gare, un simple coup de fil se mue en bourbier politique puis en enquête policière… L’effet est toujours vertigineux.
Plus le temps passe et plus le travail de CD Projekt évoque celui de HBO, dans la façon d’injecter une «maturité» dans une industrie du jeu vidéo qui s’accroche au tout public comme les networks américains. Avec les mêmes défauts : il y a quelque chose d’épuisant dans l’hypersexualisation systématique des jeux du studio polonais qui n’est pas sans rappeler le côté racoleur des scènes de cul ajoutées au chausse-pied par la chaine câblée, comme s’il fallait ça pour dire «hey, regardez, on n’est pas pour tout le monde». A ce titre, le personnage over the top de rockstar anarchiste viriliste et décédée incarnée par Keanu Reeves concentre tous les travers et qualités de CD Projekt.
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La belle surprise de Cyberpunk 2077 tient à ce que cette qualité d’écriture entre en harmonie avec la bascule en vue subjective. Après quelques heures d’introduction qui varient radicalement en fonction des origines sociales de V, le jeu dévoile ses cartes en nous confiant la charge d’un mercenaire au lendemain d’un coup fumant qui a mal tourné. V est hagard, traquée et surtout flanquée d’un envahissant squatteur dans la tête. Un corps pour deux consciences, voire trois puisque s’ajoute celle du joueur-médiateur ultimement chargé d’arbitrer les dissonances d’une cohabitation numérique qui corrompt l’organique, contamine le coeur du jeu et son esthétique, peu à peu gagnée par les glitchs et les aberrations chromatiques. Avec ses psychés cannibales et ses ghosts mnémoniques qui hantent un cyberespace dans lequel on aurait aimé s’enfoncer encore davantage, le jeu de CD Projekt est passionnant de bout en bout et fait davantage que citer ses classiques avec application (des faunes empruntées au Dr. Adder de Jeter, aux cyberguerres de Brunner, en passant par les inévitables Gibson, Ellis et Stephenson, réhaussé par l’esthétique d’un Gunnm). Il apporte sa pierre à l’édifice, à la nécropole du cyberpunk et un futur formulé il y a trente ans.
Cyberpunk 2077 de CD Projekt sur PC, Xbox, PlayStation