Une petite agence de voyages de Pantin, en Seine-Saint-Denis. La porte s’ouvre et se ferme sur une poignée de clients. Certains se voient interdire l’entrée dès l’annonce de leur destination. En raison des mesures de restrictions liées à la pandémie de coronavirus, ils sont nombreux à ne pas pouvoir partir en vacances ou rejoindre leur famille «au bled». Dans une autre enseigne, dans le quartier parisien de Barbès, les agences de voyages ont parfois été contraintes d’annuler «trois, cinq fois les réservations» de leurs clients au gré des politiques d’ouverture ou de fermeture des frontières des pays de destination. Au grand dam des ressortissants maghrébins et descendants d’immigrés habitués à passer leurs congés en Algérie, au Maroc ou en Tunisie. «On a dû expliquer qu’il n’était pas non plus possible de rejoindre l’Algérie en passant par la Tunisie», raconte un employé.
Lamine et sa femme viennent de donner naissance à leur première fille, ils ne pourront pas la présenter à sa famille paternelle cet été. «On fêtera sa naissance l’an prochain, pour son premier anniversaire», sourit le jeune père de famille, dont les parents résident à Alger. L’informaticien installé en France depuis sept ans a l’habitude de leur rendre visite plusieurs fois par an. Après deux mois de confinement en Ile-de-France et des billets annulés, il s’est résigné à attendre encore quelques mois pour retrouver ses proches. «S’il n’y a pas de deuxième vague», s’empresse-t-il d’ajouter. Alors que la France a rouvert ses frontières en juin, de l’autre côté de la Méditerranée, celles de l’Algérie restent fermées depuis le 19 mars. Fouzia, la belle-mère de Lamine, s’est retrouvée bloquée en France, où elle était venue rendre visite au couple. Impossible de retourner chez elle, où elle doit reprendre son travail. Depuis quatre mois, elle est contrainte de vivre chez sa fille en banlieue parisienne.
Devant le consulat d’Algérie à Bobigny (Seine-Saint-Denis), Makhlouf est venu régler des procédures administratives. A cause des confinements français puis algérien, sa femme n’a pas pu bâtir au pays la tombe de son frère quarante jours après sa mort, comme le veut la tradition musulmane. Ce dernier est décédé peu avant le confinement, sa famille a juste eu le temps de rapatrier son corps. Makhlouf relativise : «On attendra encore quelques mois.» Un homme sort du bâtiment en hurlant quelques mots en arabe à l’attention des fonctionnaires algériens, jugés tatillons. «Dès que vous entendez quelqu’un crier dans cette rue, vous savez qu’il sort du consulat…» ironise Makhlouf.
«Précaution»
L’été s’annonce plus facile pour les familles d’origine tunisienne, qui pourront aller voir leurs proches. Moins touché par l’épidémie que les Etats voisins, le pays a rouvert ses frontières fin juin et compte sur le tourisme pour relancer son économie. Devant le consulat de Pantin, la queue est longue pour ceux qui souhaitent terminer les formalités administratives avant leur départ. Depuis la France, aucune restriction n’est prévue. Naima avait renoncé il y a quelques mois à rejoindre sa famille, «par précaution parce que c’était déconseillé à cause du coronavirus». Et puis son père est tombé malade, «d’autre chose que du Covid», précise-t-elle. Elle a décidé de se rendre à son chevet en urgence. Pour ne pas mettre en danger ses parents, elle a choisi de se confiner chez elle et de faire un test avant de prendre l’avion. Mais sans assurance que les frontières tunisiennes ne ferment pas pendant son séjour.
Le Maroc a pour sa part rouvert les frontières à ses ressortissants mi-juillet. Ils sont nombreux à retourner régulièrement dans leur pays d’origine : en 2019, selon l’Observatoire national du tourisme, près d’un visiteur sur deux était un Marocain résidant à l’étranger. Mais cette année, beaucoup ignorent s’ils pourront s’y rendre dans des conditions normales. Le jour même où les vols devaient reprendre, Tanger a été reconfiné. Des trajets en avion et en bateau sont annulés au dernier moment et les autorités marocaines sont exigeantes sur les modalités d’entrée. Elles demandent aux voyageurs deux tests Covid datés de moins de quarante-huit heures. Sur place, pour limiter la circulation du virus, il est interdit de se déplacer entre les huit plus grandes villes du royaume depuis le 26 juillet. Des complications qui ont dissuadé Salima de rejoindre Casablanca, où vivent ses parents qu’elle n’a pas vus depuis deux ans. Cette serveuse de 39 ans décrit pourtant avec enthousiasme ses «vacances magnifiques au bled», avec leurs «festins» de retrouvailles en famille et les amis d’enfance. Mais celle qui a pour habitude de voyager à travers le Maroc craint que son séjour ne soit gâché par les restrictions actuelles.
Ne pas partir cet été est un crève-cœur aussi pour les jeunes qui ont émigré seuls, étudiants ou travailleurs. Les Marocains forment le plus gros contingent estudiantin étranger de France. Rania, élève à Sciences-Po dont «toute la vie est au Maroc», a renoncé à rejoindre ses parents comme elle le fait tous les étés. L’air déçu, elle explique que les incertitudes sur le voyage sont trop nombreuses, entre le risque de rester bloquée au Maroc et celui de voir ses trajets annulés à tout moment.
Plages françaises
Les cheveux courts et la barbe naissante, Isham se demande, lui, à quoi bon partir pour un pays où «tout est fermé». Même s’il l’a quitté il y a quatre ans et que le Maroc lui manque, l’électricien de 21 ans préfère annuler ses plans prévus en août. Il passera ses congés sur les plages françaises pour échapper à la routine de la banlieue parisienne. «J’essaierai de partir dans trois ou quatre mois, si les choses se calment.» Optimiste, il croit en un retour à la normale cet automne.
Mais la situation fait bien des déçus. L’été au pays débute souvent par un long voyage effectué en voiture façon Tonton du bled, comme le chantait Rim’K du 113 en 1999. Dounia se souvient avec nostalgie des longs trajets de son enfance, à quatre dans l’auto : la traversée de la France, de l’Espagne puis de la Méditerranée et la route de nouveau au Maroc. «Trois jours de voyage, ça fait partie du charme des vacances, décrit-elle. Même si j’avais le choix avec l’avion, je prendrais la voiture.
Le Tunisien Fathi opte aussi pour la route quand il va visiter sa famille. Son ami et lui vont bourrer les coffres de leurs camionnettes de cadeaux pour leurs proches et de colis à livrer contre rémunération. Un moyen de rentabiliser le trajet et de faire payer moins cher les envois depuis la France. S’il ne reste à Fathi que peu de famille au pays, il sait qu’il y retrouvera sa sœur, ses nièces et toutes les connaissances qu’il entretient depuis l’enfance : «J’y vais moins souvent qu’avant, mais quand je suis là-bas, j’invite tout le monde au restaurant. Je profite à fond.»
Confort
Outre la frustration de ne pouvoir partir, il y a aussi celle du renoncement à toute une série de plaisirs inhabituels : terrasses en bord de mer, plages de club… Les prix beaucoup plus abordables qu’en Europe donnent en effet accès à un supplément de confort et permettent aux jeunes des quartiers populaires qui ont les moyens de partir d’oublier momentanément leur classe sociale, explique la sociologue Jennifer Bidet, maîtresse de conférences à l’université Paris-Descartes. «Ils ont accès à des clubs où ils ne pourraient pas aller en France. Ils côtoient des Algériens aisés, ils vont aussi plus souvent au restaurant.» Et échappent aux discriminations qu’ils subissent en France, ajoute-t-elle. «Ils passent des soirées dans les boîtes de nuit algériennes alors qu’ils ne rentrent pas partout le reste du temps», pointe la chercheuse, qui a étudié les comportements des touristes algériens ou descendants venus de France.
Pendant leurs vacances, les premières générations d’émigrés rejoignent souvent leur résidence secondaire ou sont hébergées par leurs proches : «Dans un pays comme l’Algérie, qui n’a pas d’infrastructures touristiques aussi développées que ses voisins, les touristes dorment chez leurs familles.» Les générations cohabitent, et l’été est souvent le moment de fêtes familiales, de mariages ou de circoncisions. S’il est difficile de comptabiliser le nombre de descendants d’Algériens qui passent leurs vacances au pays, les membres de la diaspora constituaient environ un cinquième des entrées touristiques en Algérie l’année dernière.
Cet été 2020 est décidément différent des autres. Outre les incertitudes qu’elle fait peser sur les projets de vacances, la crise sanitaire rend aussi les voyages moins abordables. Contraints de réserver au dernier moment, certains devront payer le double du prix fixé avant le confinement. «Quand c’est pour voir la famille, c’est important, on ne compte pas», disent certains. Pour autant, tout le monde ne pourra pas se le permettre, certaines familles sont bel et bien obligées de compter.
Ceux qui ne partiront pas faute de frontières ouvertes, de moyens ou par précaution se rabattent sur un tourisme de proximité. Rencontrée à Rosny-Plage (Seine-Saint-Denis), l’une des infrastructures mises en place pour accueillir gratuitement les familles en juillet et août, Fazila explique qu’elle n’ira pas au Maroc avec ses enfants cette année. Ils profiteront d’un été calme dans les musées et zoos français dépeuplés : «De toute façon, on n’aurait pas pris le risque, la menace est toujours là. On ne veut pas contribuer à faire circuler le virus et être reconfinés.»