Sur Instagram, le «mème» a reçu plus de 7 000 cœurs : sur la photo, d’un côté, un moulon de footballeurs en pleine joie post-but ; de l’autre, un goal solitaire déprimé, en boule sur la pelouse. «Half of Paris à Marseille / Me in the métro qui pue», résume la légende de l’image postée début août sur le réseau. Depuis le début de l'été, Yugnat999, 27 ans, 460 000 abonnés et donc coincé à Paris derrière son ordinateur, a multiplié les vannes sur le même thème. Plus loin sur son fil, une banane, bouche et ongles de cagole, résume la situation pour lui : «So you’re telling me you work in fashion/crea and you’re not en vacances à Marseille ou Biarritz ?» Traduction : tout ce que Paris compte de hype et de glam semble s'être donné rendez-vous à Marseille cet été. «Sur Insta, une story sur deux des personnes que je suis concerne Marseille, assure Yugnat999. C'était déjà un peu le cas l’an dernier, mais là…» »
Si le phénomène est difficilement chiffrable et ne compense pas, selon les professionnels du tourisme, la perte de clientèle liée au Covid-19, la tendance se devine dans les détails. Des réservations sur Booking gonflées à plus de 90%, des chambres Airbnb qui se négocient le triple du prix ordinaire, Marseille qui intègre le top 10 du palmarès de Blablacar (le site de covoiturage), des Uber débordés, au point que «certains collègues sont descendus de Paris pour couvrir la demande», affirme l’un d’eux… Et surtout, donc, la Marseille-carte-postale qui se la raconte partout sur les réseaux sociaux, avec marque du maillot et apéros les pieds dans l’eau. #calanques pour l’eau transparente, #Malmousque pour la bronzette de fin de journée sur les rochers, #vallondesauffes ou #cafédel’abbaye pour le rosé du soir… «Toujours les mêmes lieux, et le même profil de personnes, des créatifs, des gens des médias, de la mode, note Yugnat999. D’ordinaire, ils vont plutôt en vacances à l'étranger mais là, il y avait trop d’incertitudes à cause du Covid. Marseille, c'était plus simple, et puis Marseille c’est cool.»
«Du moche cool, genre un pigeon mort»
Ah bon ? Balayée, la réputation de ville «sale et dangereuse» ? «Instagram a lissé cette image, assure Yugnat, il ne reste plus que le soleil, la mer, la lavande… Et puis la ville a un côté street qu’il n’y a pas à Aix, par exemple, un côté bad boy qui plaît.» Zombietears, un tatoueur du cru exilé depuis quelques années à la capitale, reprend le train après une semaine chez des copains. Oui, Marseille est devenue cool, confirme-t-il. «De plus en plus de shootings de mode se font ici, et puis il y a la recrudescence dans la mode de cette culture caillera», assure-t-il, bob sur la tête et Nike TN aux pieds. Lui aussi a vu son fil Instagram envahi de photos léchées. «Quand on fait une story de Marseille, on prend des trucs beaux ou du moche cool, se marre-t-il. Genre un pigeon mort, une claquette abandonnée…» Lui reste vague sur sa géolocalisation : l’envie d'être tranquille, et éviter de trop partager ses jardins secrets.
Le bar de l’Abbaye, tout près du Vieux-Port, à l’heure de l’apéro. Mieux vaut commander son verre directement au comptoir : la terrasse affiche complet. «Comment tu peux les reconnaître parmi les autres ? Tu traques les claquettes-chaussette montantes, les saquettes [des petits sacs, ndlr], avait conseillé un copain-expert. Ou alors les sacs de course de chez Jogging, une boutique très tendance, ou ceux de la quincaillerie l’Empereur.»
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Ils sont six à s’exfiltrer du petit bar, équipés d’un verre de vin. Direction le muret d’en face, le soleil mourant en toile de fond. Sac Jogging et l’Empereur : check ! «Mais oui, on vient de Paris ! Ça se voit, c’est ça ?» sourit Charline. La trentenaire, qui officie dans l'événementiel, a loué une maison pour la semaine avec ses amis, avec qui elle devait s’envoler pour Los Angeles avant que le Covid ne s’en mêle. «Marseille, c’est une grande ville, et on s’est dit qu’on allait aussi y croiser beaucoup de potes Parisiens.» Son amie Lolita, architecte d’intérieur : «C’est un back-up où on était sûrs de bien manger, il y a le soleil, la mer et c’est par cher.»
Pour les bonnes adresses, leurs potes du guide culinaire branché le Fooding ont fait une liste et le reste se glane sur Insta. Mention spéciale à Jacquemus : le créateur de mode made in Sud, ambassadeur en chef du joli- Marseille sur le réseau, a partagé en début d'été ses bonnes adresses avec ses 2,7 millions de followers. «Il nous a tous piqué», reconnaît Charline, qui se marre volontiers en découvrant sur son appli le «mème» du jour signé Yugnat999 : un chien – «Parisians», flanqué d’un chiot dans un porte-bébé – «Le café de l’Abbaye à Marseille». «On est plutôt bien accueillis, rassure Charline. Les professionnels nous disent qu’on a sauvé leur saison. Et les gens ont l’air content de nous voir.»
«Plages saturées»
Ou presque. Dans certains lieux saturés, comme au Vallon des Auffes, les riverains déjà habitués aux rushs estivaux ont peint un «Bobos go home» rageur près du bassin de bord de mer. Dans les calanques, stars des tags sur les réseaux, les nouveaux visiteurs, au profil plutôt urbain et pas forcément très à jour question préservation de la nature, inquiètent un peu les agents du parc, confrontés cette année à une surfréquentation.
C’est sûr qu’il faut arrêter avec ces photos de plages sauvages vides. Le message est trompeur
— Alain Vincent, l’un des responsables du parc national
«Les calanques ont toujours été très photographiées, nuance Alain Vincent, l’un des responsables du parc national. Mais c’est sûr qu’il faut arrêter avec ces photos de plages sauvages vides. Le message est trompeur : à 11 heures, les plages sont saturées et les gens font la queue pour rentrer dans l’eau ! On se retrouve avec des gens qui débarquent en montrant aux agents des photos de paysages vierges qu’ils imaginent trouver à côté du parking…»